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Emploi

Accès à l’emploi: le statut comme plafond de verre

Propos recueillis par ANOUK PIRAUD

Formatrice pour adultes, j’exerce auprès d’une association genevoise proposant – entre autres – un accompagnement à l’insertion professionnelle. Une formation pour devenir employé·e à domicile, des cours ciblés pour préparer à l’entrée en formation, des ateliers de recherche d’emploi et du jobcoaching, autant de services mis en place par Camarada[1]Pour plus d’information sur l’association Camarada : www.camarada.ch pour soutenir les personnes à la recherche d’un emploi. Le public rencontré est principalement féminin et issu de la migration, souvent peu scolarisé. Ces témoignages récoltés par le biais de mon travail mettent en lumière certains enjeux et difficultés de l’insertion professionnelle pour un public issu de l’asile.

KIM*

Kim est jobcoach et accompagne individuellement les candidat·es dans la construction de leur projet professionnel et leur recherche d’emploi. Elle connaît les différents freins qui peuvent entraver l’accès à l’emploi et travaille ces points avec les personnes qu’elle rencontre, qu’il s’agisse de la maîtrise de la langue, de la garde des enfants, ou de l’accès à la formation, notamment. Le type de permis de séjour peut également être un frein majeur. Elle raconte.

«En fait, mon questionnement a commencé avec Dhalia*, une des candidates que j’accompagne en tant que jobcoach pour l’association». Cette femme a suivi des cours et réalisé des stages en entreprise. C’est une bonne candidate, elle est appréciée et après quelques stages, elle est engagée en temporaire dans une structure, par le biais d’une agence de placement. Cela semble être un joli succès. Mais quelques mois plus tard, Kim apprend par la responsable que la situation est plus compliquée qu’il n’y paraît. En effet, Dhalia est titulaire d’un permis F. Continuer à l’employer à plein temps par le biais d’une agence de placement devient trop onéreux. Kim demande alors pourquoi un engagement direct en tant qu’employée fixe n’est pas possible. La phrase tombe net: « Nous avons des directives strictes de la direction. Nous ne pouvons pas engager de personnes titulaires de permis F.»

La suite de leur échange lui apprendra que la restriction concerne également les permis N et B. Par ailleurs, les démarches pour un éventuel changement de permis de séjour qui permettrait à Dhalia d’obtenir un permis B et ainsi d’être engagée en CDI ne peuvent pas aboutir.

Bien qu’elle soit désormais autonome financièrement et ait quitté l’aide sociale, dernière condition requise par l’Office cantonal de la population et des migrations (OCPM) pour son changement de statut, l’Office ne considère pas les contrats d’agence de placement comme une insertion professionnelle durable et refuse donc de considérer sa demande. «On se trouvait complètement bloqué. Alors que l’insertion des personnes issues de l’asile est une volonté affichée des autorités, dans les faits, Dhalia n’avait pas accès à un poste pérenne, alors que sa responsable avait vraiment envie de continuer à travailler avec elle.»

Sachant par le Bureau de l’intégration et de la citoyenneté (BIC) que l’emploi de personnes admises à titre provisoire est possible, la situation lui semble trop absurde. Kim contacte l’OCPM sans succès, puis se tourne vers le chargé d’information du Centre Social Protestant pour obtenir les informations nécessaires. On lui confirme qu’aucune loi ni directive interne ne peut justifier la discrimination d’embauche d’une personne en raison de son permis de séjour. Elle apprend que depuis quelques années, une simple déclaration auprès de l’OCPM suffit pour engager une personne en possession d’un permis N ou F. De plus, on l’informe qu’une personne est «chargée de la diversité» pour la Ville de Genève, et qu’il faut l’informer de ce type de fonctionnement. «Je suis ensuite retournée vers la responsable de Dhalia avec toutes ces informations et la marche à suivre pour l’engager. C’était complètement nouveau pour elle. On est restées en contact pendant tout le processus.» Finalement, Dhalia a pu être engagée et elle est maintenant employée directement par l’entreprise depuis plusieurs mois.

Kim continue: «À mon sens, il y a un maillon manquant. Sa responsable voulait vraiment l’engager, et croyait sincèrement qu’elle n’en avait pas la possibilité. Peut-être que cela vient d’anciennes procédures plus compliquées qui avaient cours avant ? Je ne sais pas, mais j’ai vraiment pu constater qu’il y a un manque d’information et de communication sur le sujet. Je pense que si les employeurs étaient mieux informés, ce serait plus simple. Pour ma part, j’essaie de sensibiliser au maximum les partenaires avec lesquels je travaille et aussi les candidat·es, pour qu’ils et elles puissent dire aux recruteurs comment ça marche. À la base, ce n’était pas à moi, en tant que jobcoach, de faire ces démarches. Mais au final, de qui est-ce le rôle ?».

ALEMA*

Quand j’appelle Alema pour lui proposer d’échanger avec moi au sujet de son parcours, elle me demande des précisions. Je lui explique que son histoire m’intéresse, que j’aimerais savoir comment elle vit son intégration au marché de l’emploi et de la formation, si elle trouve cela plutôt facile ou difficile… Elle s’exclame très spontanément «Facile! Ha non! Tout ça, c’est vraiment difficile!» Mais elle accepte de raconter.

Alema est arrivée en 2017 en Suisse, par le biais du regroupement familial. Elle a rejoint son mari installé en Suisse ayant obtenu le statut de réfugié. «Au début, c’était très dur. Tout change d’un coup. Je ne connaissais rien ici: ni les gens, ni la langue, ni les règles.» Elle est accompagnée par l’Hospice général et peut bénéficier de cours de français. «Je n’aime pas rester à la maison. Toujours je sors, j’ai besoin de faire des choses, de m’occuper.» Elle rencontre d’autres parents dans la cour d’école de ses trois enfants, suit différents cours, fait du bénévolat «pour améliorer mon français».

Sa conseillère de l’Hospice Général lui conseille un jour de se rendre dans notre association. «Là, j’ai appris beaucoup de choses. J’ai mieux compris comment ça fonctionnait, les règles du travail, les contrats, les formations. Par exemple ici, il y a des diplômes pour tout. Chez moi, si tu as besoin d’une femme de ménage, tu vas voir des candidates et tu choisis qui tu engages, il n’y a pas besoin de diplôme.» Avec le soutien de l’association, elle se forme: elle rédige son CV, prépare son dossier de candidature et réalise des stages. L’un d’eux lui plaît beaucoup: en cuisine. L’employeur apprécie ses capacités et son enthousiasme. Se dessine alors le projet de faire un préapprentissage d’intégration (PAI) pour lui permettre d’entamer ensuite un CFC. Alema a commencé son PAI l’année dernière.

Le travail est intéressant, elle découvre et apprend. Même si ce n’est pas toujours facile. «Le chef est gentil, mais il peut être franchement dur aussi. C’est le métier, je crois, en cuisine il faut être vraiment très rapide, il y a beaucoup de stress. Mais je progresse et je m’améliore.» Lorsque l’on parle permis de séjour, elle dit avoir eu de la chance. «Avec mon permis B, c’était plus facile. Je ne le savais pas au début, mais en parlant avec des personnes qui ont un permis N ou un permis F, j’ai réalisé que pour elles, tout était beaucoup plus compliqué. Et pour trouver du travail, c’est encore plus dur.» Ses projets ? Continuer à étudier, décrocher son CFC, et à terme, qui sait, réussir à ouvrir son propre restaurant. Et de conclure dans un grand sourire: «Un jour, j’espère que je serai une grande cheffe, et une grande cheffe gentille !»

WENDY*

C’est la deuxième fois que l’on se rencontre pour une interview avec Wendy. «De quoi va-t-on parler cette fois ? Je t’ai déjà raconté mon parcours de demande d’asile.» Je lui propose de parler de son insertion professionnelle et lui demande comment ça s’est passé pour elle et quels étaient les enjeux liés à l’emploi dans sa situation. «Ha oui, je vois.» Des enjeux, il y en a eu beaucoup. Et il y en a toujours.

Arrivée en Suisse en 2003, Wendy dépose une demande d’asile et obtient un permis N. Au bout d’un an, elle réussit à décrocher un job dans un hôtel 5 étoiles. «C’était difficile, j’avais très mal au dos». Elle reste en poste deux ans. Pourquoi s’être arrêtée après ces deux ans ? «Le permis» répond-elle. «Ma demande d’asile a été refusée et j’ai perdu mon permis N. Je me suis retrouvée avec un papier blanc, ils n’ont pas renouvelé mon contrat. Ensuite, je n’ai plus eu la force de chercher du travail avec un papier blanc.»[2]Le «papier blanc » est le nom donné au document reçu des autorités et stipulant l’obligation de quitter
le territoire à la suite d’un refus d’autorisation de séjour.

Durant la dizaine d’années qui suit, son avocate dépose recours sur recours pour que sa demande d’asile aboutisse. Sa situation juridique est particulièrement complexe et ne lui donne pas le droit de travailler. «J’aimerais bien travailler, mais je ne peux pas avec le papier blanc. Si les gens te demandent où est ton permis, voilà, il n’y a rien à leur montrer. On doit avoir le permis B ou permis C. Ce sont les permis qui sont connus. Il n’y en a pas beaucoup qui savent qu’il y a d’autres permis et qui connaissent, par exemple le permis N ou le permis F. Les gens ici connaissaient le B, le C ou le passeport. Mais avec le N, le F ou l’attestation, c’est trop difficile de trouver un travail.»[3]Pour des explications au sujet des différents permis de séjour en Suisse, nous vous invitons à consulter le site internet asile.ch ou notre brochure « [Mé]mots à l’usage des journalistes ». Si le travail ne semble plus accessible, Wendy peut néanmoins se former. Cours de français, bilan de compétences, bénévolat, Wendy reste active, malgré des passages à vide.

Finalement, vers 2015, son avocate ayant épuisé les recours pour sa demande d’asile, lui propose de changer de stratégie. «Elle m’a dit: maintenant, il faut chercher un boulot. Là [avec la demande d’asile] on est complètement bloqué, on va essayer d’une autre manière. Il faut aller chercher un travail, et quand vous aurez trouvé un travail, on fera à nouveau recours, en disant que vous avez trouvé un travail et qu’on demande un permis pour continuer à travailler.» Le défi est de taille dans sa situation, elle le sait. Elle continue à se former, cette fois comme employée à domicile. Son diplôme en poche, la chance lui sourit: un poste de nettoyage se libère et la place lui est proposée. Elle signe alors un contrat à 20%, puis petit à petit d’autres contrats de nettoyage chez des particuliers.

«Tout d’un coup, il y a eu beaucoup de connexions.» Mais ces emplois, à ses dires, elle ne les aurait jamais décrochés si la responsable de la formation ne l’avait pas recommandée. «C’est elle qui m’a servi de référence auprès des employeurs. C’est elle qui envoyait mon dossier et qui pouvait expliquer ma situation. Même si je n’avais pas un bon permis, j’avais le droit de travailler, et ça, elle pouvait l’expliquer aux gens, ils lui faisaient confiance.» Elle doute que cela ait eu le même impact si au départ elle avait postulé seule, sans recommandation, avec sa situation administrative précaire.

De fil en aiguille, de recommandation en recommandation, elle crée son réseau et ses différents emplois lui permettent de quitter l’aide sociale, condition sine qua non pour décrocher son permis B. Les démarches juridiques aboutissent et elle obtient ce permis une quinzaine d’années après avoir foulé le sol helvétique pour la première fois.

Après plus de 13 années d’aide d’urgence, Wendy travaille. Dans un rire, elle dit: «maintenant c’est la liberté. Il n’y a plus personne qui court derrière moi à l’Hospice et qui me dit ’il faut payer ci ou ça’.» Et d’ajouter: «J’aime bien mon métier. Bon, c’est fatigant, mais voilà. Ça a changé ma vie. C’est quelque chose que je ne peux pas oublier, parce que c’est le commencement de ma vie.»

* Prénom d’emprunt.

Propos recueillis par ANOUK PIRAUD

Notes
Notes
1 Pour plus d’information sur l’association Camarada : www.camarada.ch
2 Le «papier blanc » est le nom donné au document reçu des autorités et stipulant l’obligation de quitter
le territoire à la suite d’un refus d’autorisation de séjour.
3 Pour des explications au sujet des différents permis de séjour en Suisse, nous vous invitons à consulter le site internet asile.ch ou notre brochure « [Mé]mots à l’usage des journalistes »