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Documentation

Solidarité Tattes | #StopDublinCroatie. Many, de retour en enfer ?

Comment la Suisse use du tortionnaire croate

Many est un jeune homme burundais de 31 ans, « depuis le 28 avril » , précise-t-il avec le sourire. À Genève, où il n’a pas le droit de travailler, il s’est inscrit à la bibliothèque parce qu’il aime lire. La Suisse, ce n’était pas une destination choisie à l’avance et, comme la plupart des réfugiés, quand il a dû fuir son pays il a d’abord cherché la sécurité dans une région limitrophe. C’est comme ça qu’en 2015 Many a quitté le Burundi pour le Rwanda, parce que le fait d’être Tutsi en était venu à mettre sa vie en danger. « J’étais du côté de l’opposition au Burundi, à cause mon ethnie », explique-t-il.  

L’association Solidarité Tattes a recueilli à Genève une série de témoignages, publiés dans le quotidien Le Courrier durant le mois de juin. Les récits sont ceux de personnes menacées de renvoi Dublin vers la Croatie, un pays dans lequel elles ont subi des pushback et de graves violences à la frontière. Les associations de défense des droits humains actives dans l’asile sont unanimes à appeler à renoncer à de tels renvois, d’autant plus pour les personnes vulnérables ou ayant été traumatisées du fait des violences subies. Les risques de refoulement en chaîne en raison du faible taux de protection octroyé en Croatie pour des personnes originaires de pays notoirement problématiques au niveau des droits humains sont soulignés.

Avec l’aimable autorisation de Solidarité Tattes et du Courrier, nous republions ces témoignages durant l’été. En bas de l’article, retrouvez de la documentation récente sur la thématique Dublin Croatie.

Violences par la police des frontières croates capturées par SK, dans le film Shadowgame

Violences par la police des frontières croates capturées par SK, dans le film Shadowgame

Recommencer sa vie au Rwanda 

La frontière passée, il obtient facilement le statut de réfugié : « Au Rwanda, c’est comme pour les Ukrainiens ici. Il n’y a même pas d’interview, ils savent bien qu’il y a la guerre ». Au début, il vit dans une petite ville près de la frontière tanzanienne, où se trouve un camp de réfugiés. « Un vrai camp », précise-t-il. « Ce n’était pas la même chose qu’ici, on dormait dans des tentes. Là-bas, j’ai commencé ma vie et j’ai pensé qu’il fallait que j’oublie de retourner au Burundi ». Alors en 2017, il quitte le campement pour Kigali et y trouve du travail.  

Grâce à ce revenu qu’il économise, et avec l’aide d’une famille belge qui vit sur place, il reprend en 2017 les études d’ingénieur qu’il avait entreprises au Burundi, tout en travaillant comme assistant dans un cabinet d’urbanisme. « J’étais bien au Rwanda, je gagnais bien ma vie. J’avais aussi plein d’amis, c’est la période où j’écrivais mon mémoire. Alors j’ai commencé à penser à fonder ma famille, comme tous les hommes ».  

« J’ai compris que cette fois-ci, ils iraient jusqu’à ma mort » 

Pourtant, la réalité du conflit ethnique va le rattraper. En 2022, parce qu’il est Tutsi, un groupe armé veut l’embrigader. Au début, ce n’est qu’un coup de téléphone. « Moi, je voulais fonder ma famille, pas entrer en guerre, mais j’ai eu de plus en plus d’appels… Ils m’ont terrorisé pour me forcer à les rejoindre ». Alors il change de numéro de téléphone. « C’est devenu pire qu’avant, ils ont voulu me trouver physiquement. Un jour, ils sont venus chez moi pour me tuer, ils avaient peur que je les dénonce ». Many réchappe de peu à cette attaque. Il sait maintenant que le groupe armé est véritablement à ses trousses.  

En dépit de ses précautions, Many se fait enlever un jour, sur le chemin de l’université. A cette occasion, il subit de nouveaux sévices, raconte-t-il en montrant ses bras couverts de cicatrices « Je ne sais pas si tu les vois bien ? » et il fait avec ses doigts un geste de ciseaux, en remontant de ses poignets jusqu’aux coudes. « C’est comme de la torture », dit-il. C’en est bel et bien. Et puis, après ces sévices, on le laisse partir. « C’était pour me montrer ce qu’ils étaient capables de faire ».  

Malgré cette démonstration de cruauté, Many résiste encore à l’embrigadement qu’on veut lui imposer. C’est pour ça qu’il se fait enlever une nouvelle fois et à nouveau torturer. « J’étais attaché avec des cordes, j’ai compris que cette fois-ci ils iraient jusqu’à ma mort ». Alors il signe et s’engage à prendre les armes, pour que ça cesse et pour ne pas mourir maintenant. Puis il tente de fuir encore une fois : « Après avoir subi ça, j’ai cherché comment sortir du pays, je me suis caché ». D’abord chez un ami, puis il quitte Kigali pour un lieu plus discret en campagne. 

C’est son grand frère qui, depuis le Burundi, trouve des passeurs au Rwanda. Many part en avion vers l’Éthiopie puis, de là, Istanbul. À partir de ce moment, le trajet se fait à pieds, en compagnie d’une quarantaine d’autres personnes à la recherche d’un asile, sans autre boussole que de mettre ses pas dans ceux des passeurs. « On est passés par l’eau, on a pris des bateaux, on est passés par des forêts. Je ne sais pas quels pays on a traversés, dit-il en riant un peu. Je ne savais même pas si on était déjà en Europe. » 

Torturé et violenté : l’enfer aux portes de l’Europe 

Quelque part sur ce parcours désincarné, il retrouve son frère qui, menacé à son tour, a dû fuir le Burundi. « C’est quand la police croate nous a attrapés, peu après la frontière, que j’ai su qu’on arrivait de Bosnie. » Les voici donc, son frère et lui, face aux gardiens de la forteresse européenne. « Ils étaient deux, dit-il gravement, je revois même leurs visages ».  

« Ils nous ont fait coucher au sol, comme des rebelles attrapés, dit-il en posant les deux mains sur sa tête pour illustrer. Ils ont confisqué les téléphones pour qu’on ne puisse pas appeler de secours, et puis ont commencé à nous battre, à nous dire de retourner là d’où on venait. Ils nous frappaient au sol avec des matraques, avec leurs fusils, et ils tiraient près de nous pour nous faire peur. » Les cris et les supplications n’y font rien, le groupe infortuné passe ainsi une journée et une nuit sous pluie battante. Sous les coups de crosse et de botte, Many perd connaissance deux fois, se fait piétiner le visage. Les policiers, qui refusent de donner à boire à leurs prisonniers, s’enquièrent de leur destination : certains veulent aller en Allemagne, d’autres en Belgique. Many, lui, ne sait pas. Il veut simplement se rendre en Europe. 

Au matin, une autre équipe policière prend le relais. À un moment, le grand frère de Many parvient à utiliser discrètement un second téléphone qu’il a gardé caché sur lui. Il contacte par WhatsApp un numéro que les passeurs de Bosnie ont donné. « C’est l’ombudsman », explique Many qui ne sait pas plus précisément de quoi il s’agit. En tous cas, après ce message, quelqu’un appelle les policiers, qui cessent de les battre pour le moment. Mais la jambe de Many est lourdement blessée, car les agents de l’État l’ont écrasée du pied comme un bâton qu’on veut rompre. 

« Ils m’ont dit que je n’étais pas humain,  que j’étais comme un singe et que ma place était là. » 

Ce n’est que le second jour vers 18 heures, après une interminable attente sous la pluie qui tombe toujours à verse sur la forêt, que le groupe de migrants est séparé : les familles d’un côté, les célibataires de l’autre. Pour Many c’est clair : les familles ont plus de chances de rester en Croatie. « J’ai réussi à trouver une fille qui avait à peu près vingt ans et qui était avec son petit frère. Je lui ai expliqué qu’on devait leur dire qu’on était ensemble. Grâce à ça j’ai été retenu dans le groupe des familles, mais mon grand frère est resté là. » 

Le groupe de Many est embarqué sans ménagement dans l’un des deux minibus sans fenêtres qui sont arrivés entre-temps. Les demandeurs d’asile, trempés et transis, sont gardés ainsi dans le véhicule où la climatisation a été poussée au maximum. « Bien sûr qu’ils ont fait exprès, dit Many, on les a suppliés de remonter la température, on était trempés. » Encore une fois, les supplications ne serviront à rien. 

Le trajet dure ainsi deux à trois heures, sans aucune visibilité sur le parcours. Quand on les extrait du véhicule, la vingtaine de prisonniers est à l’intérieur d’un poste de police, dans un lieu inconnu. Many comprend alors que l’autre bus a disparu en cours de route. « J’ai commencé à réclamer mon frère, alors eux, ils ont commencé à me frapper vraiment fort. J’ai demandé pourquoi ils me frappaient, et j’ai voulu expliquer que je n’avais pas d’autre famille que lui, ici. » Peine perdue. Le frère de Many n’est pas prêt de réapparaître, son groupe a subi un push-back. Les policiers les ont reconduits illégalement en Bosnie pour les abandonner, battus et détrempés, dans la forêt de l’autre côté de la frontière. Quant à Many, pour le punir de sa panique et d’avoir émis une demande, les policiers croates l’enferment dans de petites toilettes. 

À ce moment de son récit, la voix de Many baisse et ses yeux se détournent : « J’ai passé la nuit dans les toilettes, avec un policier pour garder la porte et me surveiller. Je ne pouvais m’étendre qu’au sol, qui était vraiment très sale. On m’avait tellement battu que mes vêtements étaient déchirés et j’étais presque nu par terre. J’ai crié : pourquoi vous m’enfermez ici ? Ils m’ont dit que je n’étais pas humain, que j’étais comme un singe et que ma place était là. Et puis j’ai réclamé de la nourriture. Ça faisait déjà deux jours sans manger ni boire, alors je criais, je tapais à la porte. Finalement, quand ils ont entendu que je ne bougeais plus ils sont venus voir, j’avais perdu connaissance. C’est là seulement qu’ils m’ont apporté quelque chose à manger, des petits bouts de pain, deux morceaux. Ils m’ont secoué pour que je me réveille et puis ils ont jeté le pain sur le sol de toilettes et ils l’ont piétiné. Ils m’ont dit en anglais ”Take that, monkey”. J’ai ramassé les bouts de pain parce que j’avais faim, et j’ai demandé à boire. Après tout ce temps sans manger, je n’arrivais pas à avaler la nourriture. Ils m’ont dit de boire l’eau des toilettes. Je n’avais pas d’autre moyen, j’avais soif, et puis il fallait que je mange, alors j’ai bu l’eau des toilettes et j’ai mouillé le pain dedans. » Après quoi Many, épuisé, parvient enfin à s’endormir. 

Ici, Many prend une grande inspiration et s’arrête un instant. « C’est là, vers quatre heures du matin, que le policier m’a violé. Il est venu seul, la porte était fermée. Il m’avait déjà dit plus tôt que j’avais de grosses fesses et qu’elles lui faisaient envie. Many tente de repousser le fonctionnaire et crie tellement que ses collègues finissent par venir. Il a eu peur que je leur raconte, alors il leur a dit “Il m’accuse de vouloir le violer !“Et les policiers, tous ensemble, ont recommencé à me tabasser. Ils m’ont battu à coups de matraque et tapé la tête contre les parois. » Puis Many est abandonné là, toujours au sol. Plus tard, en Suisse, quand il racontera cet épisode aux entretiens du SEM, il expliquera : « Si vous voulez me renvoyer là-bas, cherchez un cercueil. Vous pourrez renvoyer mon cadavre ».  

« Si tu signes pas, on t’éclate la tête. » 

C’est seulement vers quatre heures de l’après-midi qu’on vient finalement le chercher dans les toilettes où il est toujours enfermé. Pour faire une photo, lui dit-on. Mais il ne s’agit pas que de ça : quand on veut prendre ses empreintes, Many demande de quoi il s’agit. « Ils ont écrasé mon doigt tellement fort sur l’appareil que ça m’a blessé », explique-t-il en montrant la cicatrice. Et puis on lui présente des papiers à signer. « J’ai demandé qu’on m’explique, parce que tous les documents étaient écrits en croate. Je leur ai dit en anglais qu’il fallait m’expliquer. » Les quatre policiers présents se font menaçants, crient à Many de s’exécuter. Et puis, comme Many tient bon et s’obstine courageusement à vouloir savoir ce qu’on lui demande de signer, l’un d’eux dégaine son révolver et lui pose le canon sur la tempe. « Ils m’ont dit : si tu signes pas, on t’éclate la tête. » Il signe. On lui remet alors un document en croate. « Ils m’ont juste dit : c’est le papier des seven days, tu vas pouvoir aller là où tu veux. Et ils m’ont dit de partir et que j’avais sept jours pour sortir du pays, sinon on allait m’emprisonner à vie ou me renvoyer au Burundi. » 

Many, seul à présent, passe la porte de ce bâtiment où il était arrivé à l’aveugle, en fourgon carcéral, et découvre où il vient de vivre son interminable cauchemar. Il se rend compte qu’il n’est plus du tout dans la zone frontalière. En réalité, il est maintenant dans les environs de Zagreb. D’ailleurs, après une courte marche, le voilà dans le centre de la ville. Mais son intention n’a jamais été de rester ici, et c’est en quittant immédiatement la ville pour la frontière slovène qu’il est contrôlé une nouvelle fois. Il montre le papier en croate qu’on lui a remis et tente de s’expliquer. « Ils ont dit : « Toi, tu es fou ! » Ils ont pris le papier et l’ont déchiré. » Et, sans savoir pourquoi, Many se fait à nouveau battre, en pleine rue, sous les yeux des passants qui observent sans intervenir. On lui ordonne de faire demi-tour et de retourner vers Zagreb. Many feint d’obéir puis, hors de vue, bifurque vers l’extérieur de la ville et se dirige vers la forêt, par laquelle il parvient finalement à passer en Slovénie. 

« Je me suis dit : c’est la Suisse comme je l’imaginais !  Après tout ce parcours, j’étais vraiment soulagé. » 

À partir d’ici, le voyage se poursuit sans nouvelle mauvaise rencontre, d’abord à pieds, la jambe blessée de Many bandée avec des lambeaux de sa propre chemise. « C’est seulement quand je suis arrivé en Italie que je me suis demandé où j’allais aller. Je ne savais rien de la Suisse à part que c’est un pays qui ne nous a pas colonisés. Mais au Burundi, j’ai fait beaucoup de bénévolat pour la Croix-Rouge, alors je connaissais Henry Dunant et Genève, je connaissais sa tradition humanitaire, j’ai pensé qu’on me comprendrait. » 

Voilà pourquoi, en gare de Milan, Many monte dans un train vers la Suisse. Et c’est ainsi qu’il arrive en gare de Neuchâtel, un jour de septembre 2022. Près de la gare, au terminal des bus, Many explique à un chauffeur vouloir demander l’asile. Aimablement, celui-ci lui imprime une feuille avec le trajet vers le centre fédéral d’asile (CFA), et voilà Many à Boudry.  

« Là, on m’a fait asseoir, on m’a vraiment bien accueilli. On m’a donné à manger et à boire. Je me suis dit : c’est la Suisse comme je l’imaginais ! Après tout ce parcours, j’étais vraiment soulagé. » Ici aussi, dès son arrivée, on prend ses empreintes. Et puis on lui explique le parcours administratif d’une demande d’asile. « J’étais bien, j’étais calme, je n’aurais jamais imaginé avoir une réponse négative. » 

L’asile en Suisse et l’opportune surdité du SEM 

Durant son séjour en CFA, Many va être déplacé un grand nombre de fois : après deux semaines à Boudry, il est envoyé à Yverdon, puis au centre de Giffers, à Fribourg, pour quatre mois. Puis on le déplace à l’ancienne caserne de la Poya où il reste deux mois. « J’ai vraiment voyagé », dit-il en souriant. Vient alors le moment pour lui de quitter les centres fédéraux au profit d’un véritable foyer. Many est attribué au canton de Genève et emménage au foyer des Tattes. Il va avoir la possibilité de cuisiner pour lui-même et de rentrer après 18 heures. « C’était en avril 2023, se souvient-il, je venais de recevoir la décision négative du SEM ». 

Cette décision, Many ne peut pas la comprendre. « Ils savaient tout ce que j’avais subi, j’étais suivi par deux médecins qui ont confirmé que j’avais vraiment été maltraité. Il y a des radiographies qui le montrent, et quand je suis arrivé ici ma jambe était encore gonflée, je toussais du sang à cause des coups que j’avais reçu. Pour tout ça il y avait des rapports médicaux. Ils connaissaient aussi les violences sexuelles que j’avais subies. Et puis j’avais un certificat psychiatrique. Aujourd’hui, je suis suivi par le CAPPI (centre psychiatrique ambulatoire), je suis sous antidépresseurs, sous somnifères pour pouvoir dormir… Et depuis que j’ai reçu la réponse négative, ça ne suffit plus, je ne dors plus. Mais le SEM ne veut pas voir ça, constate-t-il, ils regardent seulement le règlement. » 

En effet, lors de ses entretiens avec le SEM, Many a trouvé le courage de se livrer entièrement. Les fonctionnaires fédéraux ont connaissance des détails effroyables de ce parcours, notamment ceux liés au passage en Croatie : les coups, les injures racistes, la privation de nourriture, le viol, les documents signés sous la menace d’une arme… tout. Son dossier contient plus de dix documents médicaux, dont l’un certifie des lésions attribuées explicitement à la violence de l’agression sexuelle qu’il a subie. D’autres documents évoquent la toux sanglante dont il souffre, ainsi que les contusions et les douleurs constantes suite aux coups reçus, et sa difficulté à marcher. Ailleurs sont évoqués encore ses cauchemars, troubles du sommeil et pertes de mémoire. Un diagnostic médical relève un état de stress post-traumatique doublé d’une dépression, qui justifient une lourde médication et un suivi psychiatrique régulier.  

Many est fortement marqué par la violence du traitement inhumain qu’il a subi en Croatie. Le SEM choisira pourtant de relever, à toutes fins utiles, qu’il n’y a « pas de scénarisation du passage à l’acte ». En prenant connaissance du refus de sa demande d’asile, Many tentera pourtant de s’ôter la vie. 

« Votre désir de ne pas retourner en Croatie  pour les raisons que vous avez invoquées. » 

Cette non-entrée en matière, que Many n’imaginait même pas, comment est-elle possible ? Il est frappant de voir comment l’importante documentation médicale qui atteste du récit de Many n’empêche pas le SEM de s’y référer toujours comme à des allégations plutôt qu’à des faits. Dans chaque formulation le doute est entretenu, et l’art de la litote déployé par le secrétariat d’État pour minimiser les faits se cache dans le détail. La cette violence administrative que cette négation de la souffrance de Many représente, et la décision parfaitement inhumaine sur laquelle elle permettra de déboucher, méritent de s’attacher un peu à un examen du texte. 

« Vous dite qu’un des policiers […] a voulu vous violer », relate par exemple la décision de non entrée en matière, plutôt que d’admettre simplement (et document médical à l’appui) que cet abus révoltant a eu lieu. Plus loin, l’impérieuse nécessité de n’être pas renvoyé aux mains de ceux qui l’ont torturé devient « Votre désir de ne pas retourner en Croatie pour les raisons que vous avez invoquées ». Presque un caprice, pourrait-on croire, auquel le SEM répond que « le règlement Dublin ne confère pas au requérant le droit de choisir l’État membre dans lequel il aimerait voir sa demande examinée ». L’Europe, ce n’est pas l’hôtel. 

Pour être déclarés irrecevables par le SEM, la torture et le viol que Many a subis, ces crimes extrêmement graves, deviennent « les motifs d’ordre personnel que vous évoquez ». Concernant la nuit passée affamé sur le sol souillé des toilettes, affamé, blessé et à moitié nu, on lui fait remarquer que « la Croatie est libre de mettre des personnes en détention ». 

Pour finir, c’est sans sourciller que le SEM écrit, en dépit des documents médicaux qui en attestent et d’innombrables témoignages concordants, que les déclarations de Many concernant les mauvais traitements qu’il aurait subis « ne s’appuient sur aucun élément probant ». 

« Aucun indice de faiblesse systémique généralisée  dans le système croate de l’asile et de l’accueil  n’a été constaté à ce jour. » 

Bien sûr, le but de cet exercice de mauvaise foi et de corruption des faits dépasse en réalité le cas individuel de Many. Il est de pouvoir continuer de prétendre, dans son cas comme dans tous les autres, qu’« aucun élément fait penser [sic] que la procédure d’asile et le système d’accueil des requérants d’asile en Croatie souffrent de défaillances systémiques, qui auraient pour conséquence un risque de traitement inhumain ou dégradant ». Parce qu’admettre le contraire pour une seule des victimes de la frontière croate, c’est ouvrir la brèche qui emportera l’entier de ce barrage de négation. Pour cette raison, le SEM veut à tout prix ne pas savoir. Il a entendu des bruits, des allégations, il reconnaît que des accusations existent, mais c’est tout. 

Pourtant, les témoignages abominables s’accumulent et sont documentés par les associations. L’Organisation suisse d’aide aux réfugiés, le Danish Refugee Council, Solidarité sans frontières, Amnesty international, le collectif Droit de rester ainsi que de nombreux chercheurs et chercheuses dénoncent les conditions indignes subies par les demandeurs et demandeuses d’asile en Croatie. La Cour européenne des droits de l’homme a même condamné le pays pour violation du droit à la vie des personnes migrantes. 

Devant l’accumulation des témoignages, la position purement négationniste est, pour le SEM, de plus en plus difficile à tenir. Et il lui faut bien concéder à Many que « les autorités croates sont sous le feu de la critique de nombreuses organisations nationales et internationales ». Alors le secrétariat d’Etat développe une autre ligne argumentaire, encore plus fantasque : « Dans la première décision du SEM, dit Many, ils ont écrit quelque chose qui m’a fait vraiment mal : ils m’ont dit que j’avais été maltraité par les policiers de la frontière, mais que c’est ceux de Zagreb qui allaient maintenant s’occuper de mon cas. Mais la police des frontières, ce ne sont pas des Croates ? Et puis tous les coups que j’ai subis au poste de police, ce n’était pas à la frontière ! » 

Et effectivement, la décision négative envoyée à Many spécifie que « dans l’état actuel des connaissances du SEM, la problématique décrite pour la zone frontalière croate ne peut pas être liée aux transferts effectués vers la Croatie sur la base du règlement Dublin ». Un argument qui revient à dire que quand on entre illégalement en Croatie on se fait battre, humilier, on subit des injures racistes, des privations de nourriture, des viols, mais que si l’on revient sous le halo protecteur du règlement Dublin on est alors traité comme un honorable administré. 

Cette dichotomie, bien sûr complètement artificielle, est proche du ridicule. Mais c’est cette gymnastique qui permet au SEM d’écrire encore à Many comme à beaucoup d’autres déboutés qu’« aucun indice de faiblesse systémique généralisée dans le système croate de l’asile et de l’accueil n’a été constaté à ce jour ». C’est tout ce qui compte, car cet aspect systémique est un pilier argumentaire du SEM, qui lui permet de présenter chaque témoignage de rescapé comme un incident isolé, le fait d’un hypothétique dérapage, et de dédouaner ainsi la Croatie en tant qu’état et donc destination de déportation selon le règlement Dublin. En cas de nouveau problème, c’est donc sans sourciller que le SEM recommande à Many de s’adresser « aux autorités croates compétentes par la voie judiciaire ». D’ailleurs Many lui-même reconnaît que le message à l’ombudsman depuis la forêt a fait cesser le tabassage pour un moment.C’est bien la preuve, pour le Département fédéral de justice et police, que l’état de droit croate est fonctionnel pour les migrants. « Par ailleurs, écrit plus loin le SEM, vous aurez également la possibilité de solliciter une aide auprès de l’une des nombreuses organisations caritatives qui oeuvrent en Croatie ».  

« C’est comme si tout ce qui m’est arrivé  dans mon pays et en Croatie, ce n’était pas passé :  les images, les cris… Je fais des rêves bizarres. » 

Concernant la santé de Many, son état post-traumatique et le risque médical qu’il encourt à retourner en Croatie, le SEM est lapidaire : il reconnaît bien l’existence attestée par un certificat de saignements « que vous dites résultent d’un viol que vous auriez subi en Croatie » (le conditionnel, toujours, et l’ignorance délibérée de la parole des médecins). Mais le secrétariat d’État fait remarquer à ce sujet que Many a eu six mois pour faire valoir ce problème et qu’il ne l’a pas fait. Ainsi « le SEM considère que rien n’indique que vous souffriez d’un problème de santé dont la gravité ou la spécificité seraient tels qu’ils seraient à même d’entraver votre renvoi en Croatie ». 

En fin de compte, qu’a donc répondu l’administration suisse aux motifs qu’avait Many de n’être pas déporté en Croatie ? En substance, ceci : ce que vous nous racontez reste une histoire incertaine et quand bien-même elle contiendrait une part de vérité, cet incident isolé concerne votre entrée illégale en Croatie (n’avez-vous pas une part de responsabilité ?) ce qui n’a absolument rien à voir avec la situation de renvoyé Dublin à laquelle nous vous condamnons. L’équité de votre procédure d’asile à venir n’est pas compromise et c’est le seul argument que nous devons prendre en compte. Concernant votre santé psychique et ce viol dont vous n’aviez plus reparlé et qui tombe à point, vous pourrez vous faire soigner là-bas. Et le SEM de conclure qu’« il n’y a aucun motif justifiant l’application de la clause de souveraineté prévue à l’art. 17 al. 1 du Règlement Dublin », qui permet à n’importe quel état de ne pas appliquer un renvoi Dublin, notamment pour un motif humanitaire ou de compassion. 

Avec l’aide de son avocat et le soutien de son entourage, Many a fait recours contre cette décision auprès du TAF, et le SEM a statué sur ce recours en proposant son rejet. À l’heure de la rédaction de cet article, la sentence du TAF n’est pas encore connue. « Aujourd’hui, je ressens beaucoup d’angoisse et d’inquiétude, soupire Many. C’est comme si tout ce qui m’est arrivé dans mon pays et en Croatie, ce n’était pas passé : les images, les cris… Je fais des rêves bizarres. J’essaie de travailler pour moi-même, de m’occuper, de lire et d’oublier ». Mais comment guérir et avancer avec la perspective d’être déporté à n’importe quel moment sur les lieux de son supplice ? « En septembre ça fera un an que je suis en Suisse et je n’ai toujours pas de réponse, conclut Many, je suis fatigué. » 

Cet article est une version longue de l’article paru dans Le Courrier du 29 juin 2023 et a été proposé par la plateforme RMNAGE.

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