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Notre regard

CEDH | La Suisse a mal à ses droits fondamentaux

Le principe de l’automaticité du renvoi d’un étranger en cas de délit viole la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH). Appelée à se prononcer pour la deuxième fois sur un même dossier, la Cour européenne des droits de l’homme rappelle à la Suisse que les droits fondamentaux sont supérieurs et s’appliquent à tout être humain, quel qu’il soit. Christophe Tafelmacher, auteur du recours à Strasbourg, nous livre son analyse. (réd.)

Chapatte | dessin publié dans Le Temps du 29 novembre 2010.

Depuis 2008, la Suisse, supposée championne des droits humains, s’est faite condamner à plusieurs reprises par la CourEDH dans des affaires relevant du droit d’asile ou des étrangers.

Ainsi de l’impossibilité faite à une mère algérienne requérante d’asile d’assister à l’inhumation de son enfant mort-né et le transport de son cadavre dans une camionnette de livraison ordinaire (Affaire Hadri-Vionnet, arrêt du 14 février 2008), de la séparation pendant cinq ans de couples mariés, déboutés de l’asile et attribués à des cantons différents, avec la menace de condamnation pour séjour illégal en cas de visite (Affaire Mengesha-Kimfe et Agraw du 29 juillet 2010). La Cour a aussi sanctionné les motifs insuffisants pour ordonner une détention en vue du refoulement, dans le cas d’un survivant de Srebrenica (Affaire Jusic du 2 décembre 2010), et l’expulsion d’un jeune étranger délinquant (Arrêt Emre I du 22 mai 2008, et Emre II du 11 octobre 2011). Toutes ces condamnations touchent d’importants aspects de la politique suisse.

L’affaire Emre est particulièrement remarquable : la Suisse réussit l’exploit de se faire condamner à deux reprises dans la même affaire ! En effet, dans son arrêt du 22 mai 2008, la CourEDH avait déjà constaté que l’expulsion à vie d’un jeune étranger condamné pour diverses infractions pénales violait l’article 8 CEDH. Aux yeux de la Cour, les différentes juridictions suisses avaient exagéré la gravité des délits et n’avaient pas suffisamment tenu compte, pour ce jeune homme arrivé dans notre pays à l’âge de 6 ans, des liens familiaux et sociaux en Suisse, en comparaison avec les liens bien plus ténus avec le pays d’origine.

Comme les arrêts de la CourEDH n’ont pas de conséquence automatique en droit suisse, il a fallu saisir le Tribunal fédéral d’une demande de révision de son arrêt initial du 3 mai 2004. Dans un arrêt du 6 juillet 2009, la Haute Cour a cru pouvoir s’en tirer en limitant la durée de l’expulsion à 10 ans simplement.

L’automaticité en ligne de mire

Soumis à l’examen de la CourEDH, ce second arrêt n’a pas eu plus de succès que le précédent. Les juges européens ont considéré que l’expulsion administrative de 10 ans représentait une durée considérable dans la vie d’une personne. Ils ont exprimé de manière très claire que, compte tenu de toutes les circonstances, le Tribunal fédéral aurait dû annuler purement et simplement la décision d’expulsion, avec effet immédiat. L’affaire n’est pas encore tout à fait terminée: la Suisse pourrait encore, dans un délai de trois mois, demander le renvoi devant la Grande Chambre.
La sanction est néanmoins révélatrice de la dérive que connaît notre pays depuis quelques années. Avec le traitement réservé aux candidat-e-s à l’asile, l’attribution cantonale, la détention administrative ou l’expulsion d’étrangers délinquants, la Suisse ne respecte plus ses obligations internationales.

Dans l’affaire Emre, la CourEDH réaffirme avec force que le principe de proportionnalité est au cœur de l’Etat de droit et des mécanismes de protection contenus dans les conventions des droits humains. Toute sanction automatique est exclue dans cette perspective. Ceci signifie en clair que l’initiative sur le renvoi est bel et bien inapplicable, puisque son principe repose précisément sur l’automatisme de l’expulsion des personnes étrangères condamnées.

On aurait tort de penser que cela ne concerne pas le domaine de l’asile: même si l’automaticité n’est pas inscrite dans la loi, en pratique, les autorités jugent le plus souvent que tout délit fait a priori obstacle à l’octroi de l’asile ou d’une admission provisoire. Quant à transformer un permis F en permis B ou à régulariser par le biais de l’art. 14 al.2 LAsi, il ne faut se faire aucune illusion: tout antécédent pénal entraînera un refus, même pour ceux qui ont largement payé leur dette et fait la preuve de leur réinsertion.

Encouragement à la résistance

Dans un contexte politique toujours plus tendu, les arrêts de la CourEDH viennent rappeler opportunément que tous les êtres humains sont égaux en droit. Ils sont un encouragement à lutter pied à pied contre toute remise en cause des droits fondamentaux dont chacun et chacune sont titulaires, quelle que soit la nationalité, l’origine ou le statut. L’urgence est grande, lorsque l’on entend une ministre socialiste déclarer dans la NZZ ne connaître «aucun tabou dans la politique d’asile», ou lorsque l’on constate le silence assourdissant de toute la classe politique sur le démantèlement de ces droits fondamentaux qui nous concernent toutes et tous.

Christophe Tafelmacher