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Notre regard

Asile: L’état d’exception

L’octroi d’une protection à une personne qui fuit son pays est le résultat d’un choix politique d’accueil et de compassion vis-à-vis de certaines situations particulièrement difficiles. La loi et la procédure administrative ne sont que les outils d’une politique supposée démocratique d’ouverture ou de fermeture face aux demandes de protection qui lui sont adressées. Or, la mise en place de plus en plus marquée d’un régime d’exception à l’égard des demandeurs d’asile en Suisse a pour effet non seulement d’exclure de nombreux requérants d’un examen sur le fond de leur besoin de protection, mais également de dépolitiser la question de l’asile, dans le sens où la société civile est de plus en plus éloignée des véritables enjeux et n’est plus consultée sur la mise en œuvre ou la création d’une société d’accueil. L’asile devient ainsi une question administrative de gestion de flux et s’éloigne tant des enjeux juridiques de la défense des droits des migrants, que des enjeux politiques du débat démocratique sur la société que l’on souhaite constituer.

LOISURLASILE

Parmi les mesures urgentes de révision de la loi sur l’asile adoptées par le Parlement, puis presque immédiatement entrées en vigueur le 28 septembre 2012, il en est une qui est passée inaperçue. Il s’agit de la réduction de 30 jours à 5 jours du délai de recours contre les décisions de l’Office fédéral des migrations (ODM) de rejet de la demande d’asile pour les personnes en provenance de «pays  sûrs» (1).

Cette modification a été introduite à l’article 108 al. 2 de la Loi sur l’asile (LAsi). Si elle n’a pas été discutée et que personne n’y a prêté attention, c’est parce qu’elle ne faisait pas partie du projet de révision diffusé au public. Les milieux de l’asile ignoraient donc que le raccourcissement abrupt du délai de recours pour les décisions matérielles était en préparation. Le message du Conseil fédéral concernant la révision de la loi sur l’asile, du 26 mai 2010, parlait d’un raccourcissement du délai de recours à 15 jours, pour toutes les décisions de l’ODM, mais avec la mise en place d’un droit à l’assistance judiciaire, dans un avenir encore quelque peu lointain. En outre, le texte de l’article 108 al. 2 LAsi n’est pas clair et semble renvoyer aux décisions de non-entrée en matière sur la demande d’asile pour les personnes originaires de «pays sûrs», contre lesquelles le délai de recours est déjà fixé à 5 jours.

Cette révision importante pour la défense des droits des requérants d’asile a donc été mise en œuvre avec un manque particulier de transparence et sans réel débat. Outre l’aspect peu démocratique du processus, l’extension d’un droit d’exception pour les requérants d’asile est très inquiétante. En effet, presque toutes les règles de la procédure administrative ordinaire font l’objet d’une exception dans la loi sur l’asile. Ainsi de l’usage exceptionnel d’un grand nombre de clauses de non-entrée en matière sur la demande d’asile, c’est-à-dire d’exceptions à l’examen de la demande, qui concernent plus de la moitié des demandeurs (56% en 2012) (2).

La motivation des décisions de non-entrée en matière fait elle aussi exception, dans la mesure où elle est sommaire et très peu individualisée. On ne connaît souvent que la raison administrative du refus d’entrer en matière (absence de documents d’identité, enregistrement des empreintes digitales dans un autre Etat européen, etc.) sans aucun rapport avec le besoin de protection des personnes cherchant asile. Il en va de même des délais de recours exceptionnellement courts, limités à cinq jours, pour des décisions dont les enjeux juridiques et politiques, mais aussi humains, ne peuvent être sérieusement pris en compte dans des termes aussi brefs. Autre mesure d’exception, l’absence d’effet suspensif à l’exécution du renvoi des recours contre les décisions «Dublin» (art. 107a LAsi), qui sont loin d’être anecdotiques:  42% des cas traités par l’ODM en 2012 sont des décisions de non-entrée en matière «Dublin» (3).

Tester la Suisse des camps

Enfin, la révision urgente a introduit une clause générale d’exception, autorisant les autorités à faire fi des lois existantes pour procéder à des «tests» sur des personnes dans le domaine de l’asile (art. 112b). L’objet à tester est la mise en place d’un régime des camps. En effet, l’accélération des procédures plébiscitée par nos autorités se mettra en place par le confinement des requérants d’asile dans des centres gérés par l’ODM, isolés de la société civile, désocialisés, loin des regards indiscrets et des débats publics. L’ordonnance d’application de ces mesures urgentes prévoit trois types de centres (art. 7 OTest ) (4): les centres de procédure, où les requérants d’asile seront interrogés par les fonctionnaires de l’ODM, les centres d’attente, dont il y a tout lieu de penser qu’ils seront situés dans les montagnes ou isolés des agglomérations, puis les centres d’exécution du renvoi, pour toutes celles et tous ceux dont la demande d’asile n’aura pas été examinée ou aura été rejetée.

Dans un tel contexte, le délai de recours, qu’il soit de 5, 10 ou 30 jours, n’apparaît guère plus que comme une formalité. Car comment défendre les droits de personnes qui sont sous l’emprise quasi totale de l’autorité administrative et pour qui les autorités décident de presque tout?

On ne peut pas défendre ses propres droits, lorsque la moindre des protestations peut faire l’objet d’une sanction dans le régime exceptionnel et disciplinaire des camps. En effet, aux centres de procédure, d’attente et d’exécution du renvoi, s’ajoutent les centres pour «récalcitrants», notion juridique indéterminée qui, selon l’article 26 LAsi, concerne notamment tous les requérants d’asile qui portent atteinte au bon fonctionnement des centres, atteinte appréciée par la seule autorité administrative (5). On ne fait pas non plus valoir ses droits, lorsque son devenir dépend de la bonne volonté de l’autorité qui distribue les lits dans les dortoirs et les repas à heures fixes, et que sa propre survie, ou celle de ses enfants, dépend des injonctions de l’autorité dans un contexte social entièrement défini et encadré par l’autorité, où à tout moment on peut se voir retirer le peu d’aide que l’on reçoit (art. 83, al. 1 litt k, modifications du 14 décembre 12) (6).

La rupture radicale avec la société civile que va entraîner la mise en place de grands centres pour requérants d’asile entérinera le mouvement général que l’on observe dans le milieu depuis une dizaine d’années, tendant à dépolitiser l’accueil des migrants pour n’en faire plus qu’une simple question de gestion administrative de dossiers. Les étrangers n’auront plus à être accueillis par la société, par nous, car l’Etat va désormais entièrement gérer ce «problème» à notre place. C’est ce que signifient ces «centres» pour requérants d’asile.

Or si l’asile n’est pas une simple question d’application de la loi sur l’asile, s’il n’est pas un problème administratif ou juridique, c’est parce que l’évaluation d’un besoin de protection a une dimension politico-sociale irréductible. C’est le lien social et l’intégration politique de l’étranger dans la société d’accueil qui donne du sens à la demande de protection, ou qui permet à cette demande de s’exprimer dans toute sa nécessité. Les compétences des juristes ont peu d’impact sur l’asile lui-même.

L’asile, l’accueil de l’étranger est le fait de la société, de la compassion à l’égard d’autrui et des attaches créées sur place, c’est-à-dire un phénomène politique de création de société. La procédure administrative contribue à formaliser cet accueil du point de vue institutionnel, mais elle n’en est pas l’unique raison d’être. Aucun asile ne peut spontanément surgir d’une loi, ni ne peut se réduire à un simple acte de procédure. Le but même de la création et de la généralisation des camps est politique. Il s’agit de scier à la base toute revendication populaire autour de l’accueil des étrangers, qui deviennent ainsi une catégorie de gens à part, soumis à un régime d’exception et isolés des préoccupations de la société civile. Nous avançons vers une loi d’exception, la généralisation des camps et la fin du débat démocratique sur l’accueil des étrangers en quête d’asile.

Karine Povlakic et Chloé Bregnard Ecoffey
Juristes  au Service d’Aide Juridique aux Exilé-e-s (SAJE)


Notes:

(1) La liste des «pays sûrs» est établie par le Conseil fédéral. Actuellement, la Serbie et la Macédoine ont été désignés comme tels.

(2) ODM, Commentaires sur les statistiques en matière d’asile 2012.

(3) idem

(4) OTest : Ordonnance sur les phases de test, rendue publique le 19 février 2013.

(5) La révision de l’ordonnance d’application (OA1), actuellement en consultation, ne prévoit aucun recours contre une telle décision. Seule la décision finale pourra être attaquée et le dommage causé éventuellement indemnisé.

(6) Le nouvel art. 83, al. 1 litt k prévoit la suppression de l’aide sociale et l’octroi de l’aide d’urgence pour toutes les personnes qui mettent en danger l’ordre ou la sécurité des centres par leur comportement.