Aller au contenu
Notre regard

Le contrôle des frontières: un mirage aux enjeux humains et financier


Carte de Philippe Rekacewicz
Carte de Philippe Rekacewicz

Peut-on verrouiller les frontières de la Suisse et de l’Europe? Une politique «dissuasive» a-t-elle une quelconque valeur éthique lorsqu’on l’applique à un pays en guerre ou à une dictature comme ce fut par exemple le cas de la Syrie? La mise en place d’un arsenal législatif visant à contrôler les flux migratoires dont nous sommes les témoins s’accompagne d’une vaste entreprise de fermeture physique des frontières. Une entreprise aux conséquences humaines désastreuses, foulant un droit humain fondamental,  celui de chercher protection contre la persécution. Mais aussi, aspect moins connu, une entreprise qui, pour servir certains intérêts financiers, perpétue la chimère d’un possible contrôle des frontières. Claire Rodier, Membre du GISTI (groupe d’information et de soutien des immigré.e.s, Paris) et du réseau euro-africain Migreurop, auteure de Xénophobie Business, nous en livre un aperçu. (réd.)

L’impossibilité pour les personnes en quête d’asile de déposer une demande dans une représentation suisse à l’étranger, acceptée en votation le 9 juin dernier, aura pour effet d’encourager un peu plus la confusion entre réfugiés et ceux qu’on appelle les migrants «clandestins» dans l’esprit d’une opinion volontiers persuadée par les responsables politiques que l’Europe est «envahie» par les étrangers. Quelle autre issue en effet, pour ceux qui doivent fuir un pays où ils subissent ou craignent des persécutions, que de franchir «clandestinement» les frontières si les voies légales leur sont refusées? S’ajoutant à une politique de visas restrictive – qui ne permet l’accès aux pays européens qu’à des étrangers triés sur le volet – la fermeture des guichets consulaires aux requérants d’asile jette ainsi sur les routes périlleuses de l’exil des milliers de personnes qui n’auront d’autre choix que d’enrichir des passeurs et de risquer leur vie pour tenter de gagner une terre d’accueil. Des routes qui, de plus en plus, se ferment, au nom de la lutte contre l’immigration irrégulière. Comme s’édifient des murs: au début des années 2000, l’Espagne surélevait à six mètres la triple rangée de grilles articulées et hérissées de lames tranchantes qui entourent ses deux villes enclavées en terre marocaine, Ceuta et Melilla; en 2011, la Grèce construisait, sur le même modèle, une barrière métallique le long du fleuve Evros qui la sépare de la Turquie; en 2013, c’est au tour de la Turquie d’annoncer son intention de dresser un «mur de sécurité», longé de barbelés et équipés de caméras de surveillance, sur une partie de sa frontière avec la Syrie, «pour empêcher les infiltrations» depuis ce pays. Hors d’Europe, mais dans la même logique, c’est ce qu’a fait Israël à sa frontière égyptienne pour dissuader les réfugiés, principalement originaires d’Afrique de l’est, de pénétrer sur son territoire.

Droit d’asile bafoué au nom de la lutte contre l’immigration irrégulière

En renforçant le contrôle de leurs frontières pour lutter contre l’immigration irrégulière, les pays européens bafouent quotidiennement le droit de demander protection, droit pourtant reconnu par la Convention de Genève de 1951 dont ils sont signataires. Qu’il s’agisse de barrières juridiques – visas et pratiques consulaires – ou physiques – murs et interceptions policières – on assiste depuis le début du siècle à un recul du droit d’asile déjà dénoncé en 2008 par le Haut Commissaire des Nations unies pour les Réfugiés (HCR) selon lequel «il y a[vait] de plus en plus d’obstacles à l’entrée du territoire européen avec, pour conséquence, que nombre de personnes en quête de protection n’ont pas d’autres choix que de recourir aux passeurs et aux trafiquants afin de franchir les frontières» (1).

L’évolution chiffrée de la demande illustre cette régression: pour l’ensemble des pays industrialisés, le HCR recense une diminution de la demande d’asile d’environ 42% par rapport au niveau maximum de la décennie qui avait été atteint en 2001. Nul ne peut pourtant prétendre que la période a été marquée par une chute des causes d’exil. Les exemples récents des suites de l’insurrection libyenne, puis de la crise syrienne, en témoignent de façon dramatique (2).

Lorsqu’en février 2011 le régime de Muammar Kadhafi  a commencé à réprimer par la force les manifestations de rue qui menaçaient son pouvoir,  les milliers d’étrangers qui s’y trouvaient se sont rués vers les frontières d’une Libye devenue dangereuse pour eux. Ils étaient originaires du Darfour, d’Érythrée, de Somalie, d’Éthiopie, d’Irak, de Côte d’Ivoire et d’autres pays en guerre. Mais ils ont eu bien du mal à trouver terre d’asile: la majorité d’entre eux s’est retrouvée en Tunisie, un pays alors très fragilisé sur le plan économique par la révolution, dans des camps contrôlés par le HCR et l’OIM (Organisation internationale des migrations). Trois pays parmi les plus pauvres de la planète, le Soudan, le Tchad et le Niger, ont également dû faire face aux arrivées de milliers de réfugiés que les États industrialisés, notamment ceux de l’Europe toute proche, refusaient d’accueillir. La seule réaction des gouvernants de l’Union européenne fut de réaffirmer, en juin 2011, «la nécessité d’une réelle solidarité pratique à l’égard des États membres les plus touchés par les flux migratoires» (3). Autrement dit, les dirigeants européens n’ont analysé la crise libyenne et ses conséquences en matière de déplacements de réfugiés qu’en termes de difficultés pour les États européens et de gestion des migrations. De fait, une des premières mesures prises pour accompagner le «printemps arabe» fut le déploiement des navires de l’agence européenne des frontières, Frontex, pour surveiller les côtes tunisienne et libyenne et prévenir le «risque migratoire». Une surveillance qui n’a pas empêché les naufrages: d’après l’UNHCR, 1500 personnes, pour la plupart des Africains ayant fui la Libye, se sont noyées en Méditerranée entre février et juin 2011 en tentant de rejoindre l’Europe.

Frontex, le bras armé de l’Europe contre les migrants

Le même scénario s’est déroulé depuis le début de la crise syrienne . Alors que plus de deux millions de réfugiés ont quitté leur pays depuis le début de la guerre en 2011 (4) pour trouver principalement asile dans les pays limitrophes (Liban, Jordanie, Turquie et Irak) dans des conditions de plus en plus difficiles, alors que le HCR exhorte les pays européens à «cesser de fermer leurs frontières aux Syriens», c’est encore la protection de leurs frontières contre les risques d’immigration illégale qui préoccupe ces derniers. Quotidiennement, des réfugiés syriens sont interpellés à la frontière gréco-turque par des gardes-frontières grecs agissant en coopération avec des agents de Frontex, et renvoyés entre les mains de la police turque, au mépris du principe de non-refoulement garanti par la Convention de Genève.

Car l’agence Frontex est le fer de lance et l’instrument emblématique de la politique de contrôle des frontières de l’Union européenne et des pays qui lui sont associés dans ce domaine, comme la Suisse. Avec ses 26 hélicoptères, 22 avions, 114 navires et 477 appareils techniques (radars mobiles, caméras thermiques, sondes mesurant le taux de gaz carbonique émis, détecteurs de battements de cœur…), Frontex déploie depuis 2004 ses forces aux frontières sensibles de l’Europe. Elle est surtout connue pour des missions de surveillance en Méditerranée destinées à empêcher les barques de migrants d’accoster en Grèce ou en Italie, et pour l’organisation d’« opérations de retour conjointes » de migrants, autrement dit de charters d’expulsés. Mais elle intervient aussi aux frontières terrestres, et dans les aéroports. L’entrée de la Suisse dans l’espace Schengen, avec la suppression des contrôles entre ses frontières et celles des États membres de l’UE, a entraîné son implication dans les activités de Frontex aux termes d’un accord de partenariat signé en  2011 avec le corps des gardes-frontières helvétique. Une trentaine d’entre eux participe depuis aux opérations de l’Agence, que ce soit pour l’assistance aux vols de rapatriement, l’intervention dans des aéroports européens, des activités de surveillance et d’interception aux frontières grecque, bulgare et slovène ou la collaboration à des opérations maritimes en Méditerranée.

Déplacement des routes migratoires

Frontex est-elle efficace? Certes, ses rapports annuels regorgent de données suggérant le caractère indispensable de ses interventions. Pourtant, si les opérations menées par l’Agence, en verrouillant les points de passage empruntés par les migrants, produisent des effets immédiats en entravant leur route là où elle est présente, comme on l’a vu dans le cas des réfugiés de Libye, leur efficacité sur le long terme n’est pas prouvée. Car plus qu’à une fermeture, c’est à un déplacement des routes migratoires qu’on assiste depuis qu’elle a commencé à intervenir au sud de l’Europe. Les évaluations officielles confirment que la sécurisation des frontières est peu dissuasive: dans son rapport annuel sur l’asile et l’immigration pour 2011, une année au cours de laquelle des moyens considérables ont été mis en œuvre par Frontex en Méditerranée, la Commission européenne pointe une augmentation de près de 35% de «la pression sur les frontières extérieures de l’Union». En dépit du décalage entre les moyens qu’elle mobilise et leur faible impact dissuasif, et malgré les réticences de nombreux parlementaires quant à la compatibilité du fonctionnement de l’Agence avec le respect des droits de l’homme, il a pourtant été décidé par les instances européennes, en 2011, de renforcer son autonomie et d’augmenter ses ressources (5).

Il faut croire que, bien au-delà de l’efficacité réelle ou supposée de ses interventions, Frontex est utile. De fait, la place croissante qu’elle occupe depuis son apparition sur le champ de bataille de ce que des ONG nomment la « guerre »  menée par l’Europe contre les migrants et les requérants d’asile ne se limite pas à la visibilité de ses navires en mer Méditerranée, ou des écussons étoilés (comme l’Union européenne) sur les manches des garde-frontières qu’elle encadre. De façon plus discrète, Frontex est appelée à jouer un rôle central pour la commercialisation des équipements de sécurité dont plusieurs entreprises se disputent le marché dans le domaine de la surveillance des frontières.

Une politique coûteuse, au plan économique comme au plan humain

Car la possibilité dont dispose Frontex depuis 2011 d’acquérir ou de louer par crédit-bail ses propres équipements (voitures, navires, hélicoptères, etc.) conforte sa position au cœur d’un système qui associe les industriels du secteur de la sécurité à l’administration européenne. Depuis sa création, l’Agence est partie prenante de plusieurs forums consacrés à la sécurisation des frontières et, au-delà, aux dispositifs de prévention contre les menaces qui visent le continent. On rencontre aussi Frontex dans les foires et salons où les professionnels de l’armement exposent leur matériel, et son directeur participe régulièrement à des colloques et séminaires qui réunissent militaires et policiers, industriels, ainsi que représentants des ministères concernés et des  institutions européennes. Dans  ces enceintes où se tissent les liens entre les bailleurs de fonds et les entreprises, Frontex occupe une place stratégique: financée par les premiers, elle est courtisée par les seconds qui ont tout intérêt à son développement et à son autonomisation. Son budget, de 6 millions d’euros en 2005, a été multiplié par 15 en quelques années. Elle est par conséquent doublement utile: en tant qu’acheteur, puisqu’elle dispose d’un budget propre à cette fin. En organisant, à la fin de l’année 2011, des démonstrations en vol des drones dont elle a l’intention de s’équiper pour mieux lutter contre l’immigration irrégulière, l’Agence a  ainsi donné un coup de pouce prometteur au marché européen du véhicule aérien sans pilote. Mais elle est aussi une irremplaçable courroie de transmission, en mettant en relation les industriels en quête de financement pour la recherche et la réalisation du matériel de surveillance, qu’elle pratique de longue date, avec les décideurs institutionnels.

Xénophobie Business, A quoi servent les contrôles migratoires, Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2012, 200 p.
Xénophobie Business, A quoi servent les contrôles migratoires, Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2012, 200 p.

En organisant leur politique migratoire au seul prisme de la dissuasion, les pays européens prennent la responsabilité de porter gravement atteinte aux droits humains – plus de 18000 personnes en quête d’Europe ont trouvé la mort en migration depuis les années 90 – et au droit d’asile, sans que les objectifs affichés de mettre un terme à l’immigration irrégulière soient jamais atteints. Sans doute parce que derrière ces objectifs se tapissent d’autres intérêts, notamment d’ordre économique. A l’heure où la libre circulation des biens, des marchandises et des capitaux rend illusoire qu’on puisse durablement prétendre limiter celle des personnes, ces intérêts, outre le coût humain et financier qu’ils entraînent, pourraient bien miner toute perspective de réflexion cohérente sur l’organisation d’un monde où les gens ne cesseront jamais, par choix ou par nécessité, de se déplacer.

Claire Rodier, août 2013
Membre du GISTI (groupe d’information et de soutien des immigré.e.s, Paris) et du réseau euro-africain Migreurop


Notes:

(1) Intervention de M. António Guterres, Haut Commissaire des Nations unies pour les Réfugiés, à la Conférence ministérielle « Bâtir une Europe de l’Asile », Paris, le 8-9 septembre 2008.

(2) Pour une approche générale de la politique d’immigration et d’asile des pays européens, Réseau Migreurop,  Atlas des migrants en Europe, Géographie critique des politiques migratoires, éd. Armand Colin, 2012 (2e éd.).

(3) Conclusions du Conseil européen des 23 et 24 juin 2011.

(4) UNHCR : « Deux millions de réfugiés syriens ; davantage sont en route vers l’exil », communiqué du 3 septembre 2013.

(5) Pour une analyse critique du fonctionnement et des moyens d’action de l’agence Frontex, on peut se référer au site de la campagne associative Frontexit.

Cet article, rédigé pour Vivre Ensemble, a été repris dans Le Courrier du 21.10.2013, sous le titre « Frontex, la chimère qui rapporte gros ».

Voir aussi: