Aller au contenu
Documentation

Le Courrier | Des cellules pour emprisonner des familles

Détention administrative: Genève triple le nombre de places et devient le centre névralgique romand  de la rétention en vue du renvoi.

Article de Pauline Cancela paru dans Le Courrier, le 27 novembre 2013. Cliquez ici pour lire l’article dans le site du Courrier.

Dans trois ans, la prison de la Brenaz remplacera celle de Frambois. Avec une «nouveauté»: on pourra y incarcérer des familles dans la même cellule. Acceptée il y a moins d’un mois par la majorité du Grand Conseil, la reconversion du site qui jouxte la prison de Champ-Dollon fera de Genève la pierre angulaire de la détention administrative en Suisse romande. Le nombre de places se montera à 168, contre 50 à l’heure actuelle. Une fuite en avant selon la gauche et les milieux de défense de l’asile.
L’urgence a eu la faveur de la majorité des députés. En effet, à court terme, l’agrandissement de La Brenaz vise à soulager Champ-Dollon qui subit depuis des années une surpopulation critique. Mais dans un deuxième temps, une fois la nouvelle prison Les Dardelles construite (lire ci-dessous), La Brenaz sera convertie en centre de détention administrative (Brenaz 2). Selon la planification pénitentiaire, l’opération doit s’achever en 2017. Elle coûtera 70 millions de francs, moins la subvention fédérale d’environ 60%.

Pas pour les familles genevoises
Ce «paquet ficelé» est vivement refusé par la gauche. «Il est nécessaire de désengorger Champ-Dollon, mais pas de devenir un pôle de détention administrative contre laquelle nous luttons par principe», réagit la députée Emilie Flamand, présidente des Verts.
Dans ce contexte, la question des cellules familiales est le «détail» de trop – bien qu’il n’y en ait que deux de prévues. «On nous a dit qu’il n’y aurait pas de familles genevoises incarcérées, mais cela me choque qu’on puisse assumer cette mesure sur notre territoire», s’exclame-t-elle. Jusqu’ici Genève s’est en effet toujours refusé à incarcérer femmes et enfants à Frambois. Mais la possibilité demeure pour les cantons concordataires s’ils le souhaitent, puisque c’est autorisé par la loi. En l’occurrence, cela ne s’est pas fait depuis dix ans.

«Des cas exceptionnels»
Selon l’explication du conseiller d’Etat Pierre Maudet, l’Etat doit continuer de répondre à l’exigence éventuelle des cantons partenaires, d’autant que La Brenaz 2 doit faire l’objet de prochaines négociations avec Neuchâtel, Vaud, Fribourg, le Valais et le Jura. Le chef du Département de la sécurité assure en revanche que Genève continuera à appliquer sa politique restrictive tout en laissant cette latitude aux autres membres du concordat.
«Il s’agit de cas exceptionnels, pour des durées extrêmement courtes, souligne le magistrat. Je n’ai pas tellement d’états d’âme dans la mesure où c’est un ultime passage avant le renvoi.»
Refuser de pratiquer ce pour quoi on crée les murs interroge jusqu’aux députés libéraux-radicaux. Jacques Béné, auteur d’un rapport sur La Brenaz 2, admet qu’il y a un léger «problème». Il estime que le Conseil d’Etat pourrait imposer ses vues aux autres cantons. Quant à Renaud Gautier, président  de la commission des visiteurs, il cache mal son scepticisme mais se veut pragmatique: «Vu que cette possibilité existe, essayer de l’empêcher serait un vœu pieu. Je préfère donc qu’elle soit prévue plutôt que bricolée.»
Or prévoir c’est permettre, souligne Clément de Senarclens, chercheur au Centre de droit des migrations de l’université de Neuchâtel et membre de Stopexclusion: «Les conditions matérielles rendent la pratique possible. Il n’y a pas de raison que les autorités s’en privent. Elles auront bien moins de scrupules à enfermer des familles.» Selon lui, on ne peut pas séparer cette question de celle d’un durcissement général.
«Il y a eu un véritable changement d’attitude du canton envers l’asile avec l’arrivée de Pierre Maudet», poursuit-il. Un sentiment qui se vérifierait sur le terrain. «Nous n’avons plus aucune marge de manœuvre humanitaire», se désole Anne-Marie Reinmann, de l’Agora, intarissable sur les situations d’injustice qu’elle rencontre au fil de ses visites. Alors enfermer des familles… «C’est passer à côté de l’état de traumatisme des enfants, qui ne peuvent plus aller à l’école, qui voient leurs parents dans des états pas possibles. C’est totalement inhumain.»

Stratégie fédérale
Au surplus, la stratégie genevoise qui consiste à tripler la capacité d’accueil leur fait craindre une exploitation plus générale et systématique de la détention administrative. Pierre Maudet rappelle de son côté que cela répond à une injonction de la Confédération: «La stratégie fédérale a estimé les besoins de la Suisse romande à 200 places. Genève, qui abrite l’Aéroport de Cointrin, est apparu comme le candidat naturel au rôle de hub romand en la matière.»