Dublin | Des milliers de renvois illégaux: l’ODM hors la loi
Depuis des mois, des dizaines de mandataires l’écrivaient dans leurs recours : la pratique de l’Office fédéral des migrations (ODM) consistant à communiquer au dernier moment la décision de renvoi vers un autre pays de l’espace Dublin est illégale. Elle n’avait pas d’autre but que d’empêcher le dépôt d’un recours avant l’expulsion. Une décision de principe du Tribunal administratif fédéral, rendue le 2 février, a fini par y mettre le holà. Mais dans l’intervalle, ce sont des milliers de renvois qui ont eu lieu en violation du droit.
C’est peut-être le plus grand dérapage, parmi tous les abus que s’autorise constamment l’ODM. Car le droit à un recours effectif est solidement ancré dans la législation, comme dans la Convention européenne des droits de l’homme. Mais cela n’a pas empêché l’ODM d’entraver systématiquement ce droit de recours par un procédé qui viole toutes les règles touchant à la notification d’une décision. En pratique, l’ODM a décidé de ne pas envoyer ses décisions par courrier recommandé au requérant ou à son mandataire, mais de la transmettre au canton, avec la consigne d’attendre que le renvoi soit imminent pour la communiquer. Et quelle communication: arrestation subite à l’aube et conduite immédiate à l’aéroport. Même si le requérant avait donné procuration à un mandataire d’agir à sa place, celui-ci n’était, le plus souvent, informé que quelques heures à l’avance, voire seulement après le renvoi.
Si quelques recours ont pu, malgré tout, être déposés à temps, et obtenir un effet suspensif qui a bloqué le renvoi, d’autres n’ont pu intervenir qu’après coup entraînant parfois des décisions du TAF ordonnant le retour en Suisse de l’intéressé. Encore fallait-il que le contact ne soit pas perdu avec ce dernier. Mais, pour la grande masse des requérants qui n’avaient pas de mandataire, le renvoi était imparable puisque la police, après interpellation, ne les laissait bien sûr pas se rendre dans une permanence juridique pour demandeurs d’asile.
COMPLICITÉ DES CANTONS
Avec certaines variantes, cette façon de faire a duré près d’une année et concerné environ 3’000 personnes. Et si l’ODM a dans cette affaire la responsabilité principale, il faut souligner que tout cela n’a été possible qu’avec la complicité des cantons. Des centaines de fonctionnaires et de policiers ont ainsi accepté d’être les exécutants serviles d’une pratique dont n’importe quel juriste pouvait constater l’illégalité. Des mois avant que le TAF n’adopte son arrêt de principe, des dizaines de décisions rendues par un juge unique étaient déjà parvenues aux cantons en soulignant le caractère irrégulier de la pratique à laquelle ils se prêtaient. Mais les cantons ont choisi d’obéir à l’ODM, plutôt que de respecter le droit.
Personne, bien sûr, ne parle de commission d’enquête, fédérale ou cantonale, pour tirer au clair la façon dont les droits fondamentaux ont pu être ainsi délibérément bafoués, aussi longtemps et un aussi grand nombre de fois. A certain égards, les « renvois Dublin » sont banalisés derrière l’idée que ceux-ci sont de toute façon inéluctables, et que même en laissant les intéressés recourir, cela n’y changerait rien. C’est faux. Le «règlement Dublin II» prévoit certes des critères précis pour déterminer l’Etat responsable d’une demande d’asile. Mais ce même règlement prévoit la possibilité d’y déroger pour des motifs humanitaires, notamment pour tenir compte de cas vulnérables. Cette clause de souveraineté offre une marge de manœuvre sur laquelle les autorités doivent se prononcer. Actuellement, seuls les renvois vers la Grèce font parfois l’objet de dérogations. Le système d’asile y est, en effet, complètement bloqué (le taux d’admission y est quasiment nul) et les demandeurs d’asile risquent d’être détenus dans des conditions que la Cour européenne des droits de l’homme qualifie d’inhumaines. Mais l’Italie, où nombre de personnes renvoyées se retrouvent à la rue, Malte, où le système d’accueil est débordé, et d’autres posent problème lorsqu’il s’agit de malades, de familles avec enfants en bas âge ou de femmes seules. Il faudra bien un jour ou l’autre que la Suisse finisse par admettre la réalité.
Yves Brutsch
Violée en Italie: Elle est renvoyée à nouveau
Ceux qui regardaient l’émission Infrarouge de la TSR le 9 décembre ont vu avec effroi une vidéo relatant le sort de cette femme renvoyée en Italie sans même que la police vaudoise ne lui laisse le temps de s’habiller et de prendre des effets personnels alors qu’elle avait ses saignements menstruels. Débarquée à Rome habillée d’un pyjama ensanglanté, abandonnée à elle-même, elle finira séquestrée et violée par un homme qui prétendait l’aider. Revenue à Vevey grâce à des compatriotes, elle dut encore subir un avortement des suites de ces viols. A ce stade, il y avait déjà de quoi s’inquiéter des conséquences de ces «renvois Dublin» exécutés aveuglément. Mais il y a pire. Suite à son retour, l’ODM n’a rien trouvé de mieux que de prendre une nouvelle décision de renvoi sur l’Italie, soi-disant pays «sûr». Un recours a pu être déposé. Mais le 5 février, le TAF lui-même confirmait le renvoi. «Les sévices sexuels dont l’intéressée aurait été victime, même s’ils devaient être conformes à la réalité, ne sauraient justifier l’existence d’un risque concret et sérieux qui puisse se répéter après un nouveau renvoi en Italie». L’écœurement, ici, est à son comble.
Yves Brutsch
Abri de protection civile: L’attente du renvoi, la peur au ventre
Sur le canton de Vaud, les personnes concernées par une procédure Dublin ont été regroupées dans un abri de protection civile à Nyon. Le matin autour des six heures, des policiers descendent à l’abri prendre le ou les requérants qui seront renvoyés. Aucun d’entre eux n’a reçu de décision de renvoi puisque celle-ci est remise après l’arrestation par les policiers eux-mêmes. Cette situation crée donc une psychose collective car, du point de vue des requérants, les policiers viennent en prendre un, deux ou trois au hasard. Ils ne savent pas quel jour sera le leur. Chaque nuit, ils attendent. Certains vont errer dans les rues la nuit. Ils vivent dans l’angoisse d’être demain le suivant. Cette angoisse persistante prend de jour en jour plus de proportions et occupe toute leur vie. Des actes aussi simples qu’avoir de l’appétit ou dormir sont dominés par l’anxiété. Le cours ordinaire de la pensée est interrompu et absorbé par cette perspective du renvoi forcé, on ne sait ni quand, ni où. La vie est figée ou pétrifiée. Les requérants pris dans le système Dublin n’ont pas d’existence. Ils sont indignes c’est-à-dire sans voix dans l’espace public, enfermés dans la relation à l’autorité de police qui décide secrètement de leur sort avant de les placer devant le fait accompli de leur renvoi.
Extrait d’un article à paraître de Karin Povlakic: «Légalité et arbitraire, le renvoi des « cas Dublin »».
Yves Brutsch
Décision annulée: l’ODM récidive
Troubles oculaires et perte partielle de motricité suite à un accident vasculaire, diabète, anomalie cardiaque : c’est le tableau que les médecins ont brossé d’un demandeur d’asile camerounais que l’ODM voulait renvoyer en Italie, où il risquait de se retrouver à la rue. Dans son cas, un recours avait pu être fait à temps, en octobre dernier, et le TAF avait suspendu le renvoi, avant d’annuler la décision pour défaut de motivation sur la question du suivi médical. Le TAF écrivait, en outre, expressément dans cet arrêt «l’ODM devra veiller à notifier l’original de sa nouvelle décision au mandataire du recourant». Résultat: le 2 février, la police genevoise venait arrêter par surprise ce requérant, pour le renvoyer sur-le-champ en Italie. La mandataire se verra uniquement informée par un fax envoyé le jour même, de façon à ce qu’elle ne puisse pas recourir à temps comme la première fois.Même face à un malade, les fonctionnaires fédéraux et cantonaux ont choisi de faire preuve de l’acharnement le plus complet, en désobéissant ouvertement aux ordres des juges. Un mépris du droit qui fait froid dans le dos.
Yves Brutsch