Décryptage | Opinion post-28 novembre: Le véritable dessein de l’UDC
Le 28 novembre 2010, l’initiative «pour le renvoi des étrangers criminels» a remporté 53% de oui sur l’ensemble du territoire suisse. Quant au contre-projet direct du Conseil fédéral, il a été rejeté par 54.2% et tous les cantons. Concrètement, trois nouveaux paragraphes vont venir s’ajouter à l’article 121 de la Constitution fédérale. Ils prévoient que toute personne étrangère sera automatiquement renvoyée de Suisse en cas de condamnation pour certaines infractions pénales prédéfinies, sans considération pour son statut, la durée de son séjour et le degré d’intégration. Au-delà de ce triste résultat, il est essentiel de regarder de plus près ce qui s’est joué dans cette votation aux apparences trompeuses.
Rappelons tout d’abord qu’il n’y avait nulle nécessité de modifier la législation. Contrairement à ce que laissaient entendre les partisans de l’initiative, il existait déjà dans la Loi sur les étrangers (LEtr) des dispositions légales permettant aux autorités de révoquer permis B ou C, ou d’en refuser le renouvellement. C’est notamment le cas lorsque la personne étrangère a été condamnée à une peine privative de liberté de longue durée ou à une mesure pénale, ainsi que lorsqu’elle met en danger ou qu’elle attente de manière grave et répétée à la sécurité et à l’ordre publics en Suisse ou à l’étranger.
Selon les Directives de l’Office fédéral des migrations (ODM), une unique condamnation peut suffire en cas d’infraction grave. Mais la révocation est aussi possible en cas de peine mineure, si cela paraît adapté aux circonstances, ou en cas d’actes répétés. Enfin, pour l’ODM, un «comportement punissable» peut suffire, indépendamment de la condamnation par un tribunal, «pour autant qu’il soit incontestable ou que les actes démontrent très clairement qu’il est imputable à la personne concernée».
Administration en force
Il faut ajouter à cela la grande liberté d’appréciation laissée par la législation à l’administration: en pratique, les tribunaux, cantonaux ou fédéral, tendent à confirmer les décisions de celle-ci dans les cas de révocations ou de non-renouvellement justifiés par des condamnations pénales. On aurait donc pu affirmer avec force que les lois et la pratique dans ce domaine étaient déjà très dures. Dures au point que la Suisse a été condamnée à plusieurs reprises par la Cour européenne des droits de l’homme (CourEDH) pour avoir violé la Convention européenne des droits de l’homme – CEDH (arrêts Boultif c. Suisse, du 2 août 2001, et Emre c. Suisse, du 22 mai 2008).
Principe de proportionnalité
Il faut parler du principe de proportionnalité, principe fondamental ancré dans la Constitution. Il protège les citoyen-ne-s face aux interventions étatiques, qui doivent éviter de porter aux droits fondamentaux une atteinte excessive par rapport au but visé. On retrouve cette même idée protectrice des individus face à l’Etat dans plusieurs conventions internationales (CEDH, Pacte ONU sur les droits civils et politiques, Accord de libre circulation entre la Suisse et l’Union européenne). L’Etat de droit tel qu’il s’est constitué au long du XXe siècle, tant en Suisse qu’au niveau international, garantit en principe à chaque personne étrangère que son cas soit examiné individuellement et que l’on respecte le principe de proportionnalité. Les autorités administratives devraient donc respecter ce principe quand elles révoquent des permis ou prononcent des expulsions. C’est pour avoir failli à cette obligation que la Suisse a été condamnée par la CourEDH.
Si la loi actuelle règle déjà durement ces cas, que cherchait alors l’UDC? Il saute aux yeux que le cœur de son initiative, à savoir le caractère automatique de la privation du permis de séjour et de l’expulsion, ne pourra jamais être conforme aux exigences des conventions internationales, pas plus d’ailleurs qu’aux principes constitutionnels en vigueur. En effet, cette automaticité heurte frontalement le principe de proportionnalité, et toute la jurisprudence déduite dans des cas individuels par les juridictions internationales. La mise en œuvre de l’initiative va immanquablement créer un chaos juridique.
L’UDC n’aurait-elle pas vu que son texte heurtait de front des principes fondamentaux de l’Etat de droit, ainsi que les garanties du droit international? On ne peut sérieusement pas le penser. D’autant qu’après l’adoption des initiatives sur l’internement à vie, sur l’imprescriptibilité des actes de pornographie infantile et contre la construction de minarets, toutes soutenues par l’UDC, l’initiative pour le renvoi est la quatrième initiative contraire aux droits humains adoptée en six ans.
Le règne de la peur
La conclusion qu’il faut en tirer est simple: dans toute cette affaire, l’étranger criminel n’est qu’un bouc émissaire commode. C’est à autre chose que l’UDC veut s’attaquer: redéfinir l’action étatique, faire évoluer l’Etat vers un pouvoir hyper-autoritaire en abolissant les limitations posées par le principe de proportionnalité. La lecture de son programme politique le confirme, avec des propositions drastiques dirigées par exemple à l’encontre des invalides. Il s’agit de frapper les pauvres, toutes celles et tous ceux qui dépendent de l’aide sociale ou des assurances sociales, sans discrimination et sans pitié. Et tant pis si cela n’est plus conforme aux conventions internationales -l’UDC parle ouvertement de dénoncer ces textes qui dérangent son projet de transformation politique. Là aussi, ce serait une grave remise en cause de l’Etat de droit moderne, qui donne une valeur plus grande au droit international qu’aux lois internes.
Il faut bien admettre que l’UDC a eu un coup de génie en ciblant le débat sur les criminels étrangers, alors que nous vivons dans un climat de grande insécurité sociale et dans une ambiance de peur attisée par les slogans haineux. Personne ne veut être assimilé à l’étranger, encore moins au délinquant; la combinaison des deux est alors facilement présentée comme la figure du mal absolu. On glisse ainsi, malgré soi, dans cette vision qui casse le principe d’égalité: les êtres humains ne sont plus vus comme égaux entre eux, et jouissant des mêmes droits fondamentaux. Ils sont divisés entre «bons» et «mauvais». On a trop souvent et trop vite tendance à considérer l’UDC comme simpliste et grossière dans ses offensives politiques. A tort, car sous couvert de xénophobie bon marché, ce parti a finement amené tout un chacun à briser le sens de la communauté et de la solidarité pour sacrifier le « mouton noir », dans l’espoir de ne pas être soi-même chassé.
Faire primer sur tout droit fondamental des mesures sécuritaires fondées sur la peur, faire régner l’Etat hyper-autoritaire et casser toute notion d’égalité. Voilà le véritable dessein de l’UDC, qui se profilait derrière son initiative. Les «moutons noirs», la xénophobie affichée et assumée, n’étaient que prétextes. C’est bien d’une transformation radicale de notre société dont il était question. C’est à cela qu’il nous faut aujourd’hui répondre.
Or, ce n’est pas en nous situant sur le terrain désigné par l’UDC que nous y parviendrons. Le contre-projet est l’exemple parfait de ce qu’il faut éviter. Il n’offrait pas de véritable alternative, en instituant une obligation de révoquer les permis de séjour dans un certain nombre de cas. La formulation adoptée in extremis au Parlement était probablement mieux ajustée à notre ordre juridique, avec notamment une mention des droits fondamentaux. Mais elle ne différait pas sur le fond de la proposition de l’initiative. Cet automatisme du renvoi, car c’en était un aussi, vidait de toute substance cette invocation des droits fondamentaux. D’ailleurs, quelle crédibilité peut-on accorder aux partis de droite et autorités lorsqu’elles invoquent ces droits fondamentaux? Leurs discours et décisions les bafouent quotidiennement – la récente série de sévères condamnations de la Suisse par différents organismes de l’ONU ou par la CEDH en témoignent.
Mélange des genre raciste
Pire, le contre-projet faisait un lien explicite avec l’intégration, en postulant qu’une personne étrangère mieux intégrée ne commettrait plus de délit. Une idée profondément raciste, car elle liait la criminalité à l’origine nationale: comme si les Suisses ne commettaient aucun crime! On sait pourtant, selon toutes les études menées sur le sujet, que les délits sont expliqués avant tout par des facteurs sociaux. Sur ce point, le gouvernement et la majorité parlementaire, dont une partie de la gauche, sont allés plus loin que l’UDC…
En validant les thèses frelatées de l’UDC, les tenants du contre-projet n’ont fait que renforcer les coups de boutoir contre les droits, tout en divisant le front du refus. Il fallait affirmer des valeurs, et surtout dévoiler les véritables enjeux de l’initiative, ceux qui nous concernaient toutes et tous. Comment, dans notre démocratie fragilisée par la manipulation politique, favoriser autre chose que le réflexe autoritaire et sécuritaire pour résister à la destruction de l’Etat de droit? Là se situe plus que jamais notre urgence.
Christophe Tafelmacher
«Je respecte la volonté du peuple, et je vais
exécuter le mandat qui m’a été confié.» (Simonetta Sommaruga, 28.11.2010)
Vu de France, où je me trouve actuellement, le désastre du 28 novembre paraît encore plus grand qu’on ne l’a dit. Cette Suisse, qui se voulait le berceau du droit humanitaire, et qui piétine, votation après votation, les droits fondamentaux! Marine Le Pen, qui n’a plus d’yeux que pour l’UDC, son modèle. L’Europe du repli sur soi, de la fermeture à l’égard des autres, du mépris pour les plus faibles, et dont la Suisse a pris la tête, peut-elle encore se ressaisir?
Madame Sommaruga, qui s’est un peu vite engagée à respecter le « mandat » qui lui a été donné par le peuple, sur un texte dont tout le monde sait qu’il est inapplicable à la lettre, devrait d’abord se souvenir qu’elle a d’abord prêté serment, en accédant au Conseil fédéral, de respecter la Constitution fédérale. Une constitution qui oblige à respecter les droits fondamentaux, le droit international, et le principe de proportionnalité.
Le Conseil fédéral n’a pas eu le courage de déclarer invalide une initiative qui bafoue ouvertement les droits humains (y compris, quoi qu’il en dise, le principe de non-refoulement, que pas un mot, dans le texte de l’initiative, ne préserve). Il lui en faudra encore plus, aujourd’hui, pour expliquer à la majorité qui s’est ralliée aux sirènes de l’UDC, que ce qu’elle a voté ne peut être appliqué sans un véritable coup d’Etat constitutionnel. Mais le Conseil fédéral, qui depuis plus de vingt ans dérive dans le sillage d’un populisme toujours plus agressif est-il encore en mesure de faire face?
Christophe Tafelmacher, dans ce même numéro, montre bien la gravité de ce qui se joue aujourd’hui dans notre pays. Il ne manque plus grand chose pour que les dernières digues ne sautent. Et pour nous, militants de l’asile et de la lutte contre l’exclusion et la xénophobie, le défi est immense.
Il faut le reconnaître, nous n’avons pas su nous adresser à cette majorité de la population qui crie son désarroi, votation après votation, sans se rendre compte qu’elle scie la branche sur laquelle elle est asise. Il nous faut maintenant sortir de nos réunions entre convaincus, aller à la rencontre de ceux que la peur rend aveugles. Nous nous ferons cracher à la figure m’a dit un militant de toujours lorsque j’ai proposé de tenir nos stands au cœur des quartiers déshérités, à Onex, aux Avanchets et ailleurs. C’est pourtant bien là qu’il faut aller désormais, si nous voulons vraiment comprendre pourquoi tant de nos concitoyens se sont égarés à la recherche du bouc émissaire.
Il nous faudra aussi réapprendre à nouer des alliances avec les forces politiques qui ont tenté le grand écart en soutenant un contre-projet qui prétendait concilier l’inconciliable. Le rejet de l’autre comme principe et le respect des droits fondamentaux. Le contre-projet, qui n’aura même pas eu le mérite de réduire sensiblement le score de l’UDC par rapport au vote sur les minarets (57% sans contre-projet), ne méritait pas notre soutien.
Prenons cependant garde à ne pas nous enfoncer dans une radicalité qui nous isole. Avoir raison tous seuls ne nous préservera pas de la disparition progressive des droits fondamentaux vers laquelle tend l’UDC.
J’aimerais le dire ici ouvertement. Je ne suis pas sûr que les 150’000 d’entre nous (5% des votants) qui ont estimé que le double non devait encore s’accompagner d’un refus de choisir, dans la question subsidiaire, entre un contre-projet qui réaffirmait tout de même la prééminence des droits fondamentaux et une initiative qui les bafouait ouvertement, au risque de favoriser cette dernière, ont agi en toute conscience.
Nous n’avons rien à renier de nos convictions, mais nous devons à tout prix éviter la caricature qui nous empêcherait de tendre la main à ceux qui, au centre de l’échiquier politique, sont encore sincèrement attachés aux droits fondamentaux. Écoute, humilité et lucidité doivent nourrir notre détermination pour reformer une majorité positive. Avant qu’il ne soit trop tard.
Yves Brutsch