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Notre regard

Fédéralisme | La cacophonie des politiques migratoires

LE COURRIER – Mercredi 18 janvier 2012
Le règne des Ponce Pilate

Michaël Rodriguez

Vérité en deçà des frontières cantonales, erreur au-delà? Les immigrés qui veulent faire venir leurs enfants en Suisse, obtenir un statut stable ou le passeport helvétique, ont intérêt à vivre dans le bon canton. Une étude réalisée par des chercheurs de l’université de Neuchâtel, et publiée par la Commission fédérale pour les questions de migration, met le doigt sur de profondes disparités. Alors que la plupart des cantons laissent les enfants jusqu’à 18 ans rejoindre leurs parents en Suisse, d’autres estiment qu’à 13 ans ils peuvent se débrouiller sans eux!

Le système fédéraliste implique, à des degrés divers, une décentralisation du pouvoir. En Suisse, les cantons conservent une importante marge de manœuvre dans certains domaines. Faut-il pour autant, au nom du génie local, considérer les inégalités de traitement comme le reflet d’une joyeuse diversité? Evidemment non. Le fédéralisme ne doit pas servir de paravent au bradage de la solidarité. Trop souvent, ces dernières années, des cantons ont mégoté sur des droits que l’on ne dénierait pas à un animal domestique, en se soustrayant à l’obligation de fournir une aide d’urgence et un accès aux soins aux recalés de l’asile.

Certes, la justice met parfois fin aux violations les plus crasses. Mais la réalité reste en bonne partie cachée, en particulier dans certains petits cantons, où les migrants n’ont que peu de soutien. La plupart des cantons entretiennent un secret d’un autre âge autour de leurspratiques, les uns par crainte de paraître trop attractifs, les autres pour échapper aux remontrances. Cette opacité est antidémocratique, car elle retranche la politique migratoire dans les bunkers de l’administration.

Les petites expériences menées dans les laboratoires cantonaux, parfois au mépris de la légalité, ne valent évidemment aucune sanction à leurs auteurs. Au contraire, elles inspirent souvent de nouveaux durcissements de la législation fédérale. On l’a vu avec l’interdiction du mariage frappant les sans-papiers, que le Valais pratiquait déjà sauvagement avant son introduction officielle. Invention soleuroise, les conventions d’intégration, imposées unilatéralement à certains immigrés non européens, tendent à devenir la norme.

Comme dans le domaine fiscal, le fédéralisme ne doit plus être détourné à des fins de dumping social. Cela suppose, sans aller jusqu’à une uniformisation qui risquerait de se faire par le bas, d’obliger les cantons à rendre des comptes sur le respect d’un certain nombre de règles intangibles. La Confédération a pris des engagements au plan international. Elle ne peut plus se laver les mains de ce qui se passe dans les prisons administratives du pays, où le régime de détention est parfois pire que pour les délinquants. De même, il est inadmissible que les cantons puissent réaliser des bénéfices sur les forfaits versés par la Confédération pour la prise en charge des requérants d’asile. Le fédéralisme ne légitime pas le règne des Ponce Pilate.

La cacophonie des politiques migratoires

MERCREDI 18 JANVIER 2012
Michaël Rodriguez
FÉDÉRALISME Une étude montre que les immigrés sont parfois traités de manière très inégale d’un canton à l’autre. Les autorités entretiennent un certain secret autour de ces disparités.

A Zurich, le passeport suisse est refusé aux étrangers qui perçoivent l’aide sociale. Neuchâtel et Berne, à l’inverse, se désintéressent de la situation financière des candidats. C’est une illustration parmi d’autres des disparités existant entre les politiques migratoires cantonales. Une étude, réalisée par des chercheurs de l’université de Neuchâtel et publiée en décembre dernier par la Commission fédérale pour les questions de migration, révèle des inégalités de traitement parfois troublantes.

La législation fédérale fixe un cadre global. Mais elle laisse un pouvoir d’appréciation aux cantons. Les compétences communales viennent parfois compliquer la donne. Il en résulte une multiplicité de réglementations et de pratiques, dont certaines outrepassent le droit. Qu’on se souvienne d’Emmen (LU), où les demandes de naturalisation se réglaient dans les urnes, jusqu’à ce que le Tribunal fédéral mette le holà.

Naturalisations

Dix cantons au moins refusent la naturalisation aux étrangers touchant l’aide sociale. Les Grisons recalent aussi les chômeurs. Dans son message sur la révision législative en cours, le Conseil fédéral souligne que la perception de l’aide sociale ne peut être un motif de refus que si «le candidat à la naturalisation ne manifeste aucune volonté de participer à la vie économique». Le gouvernement cite en revanche parmi les atteintes à l’ordre public la présence de dettes fiscales ou de poursuites.

Dans plus de la moitié des cantons (dont Zurich, Bâle-Campagne et Thurgovie), ce sont les communes qui définissent les critères d’intégration à remplir. Elles sont désormais tenues de motiver leurs décisions, mais cette obligation est restée par endroits lettre morte (à Appenzell Rhodes-Extérieures et Uri notamment).

La connaissance de la langue locale fait partie des critères. Mais le niveau requis n’est pas le même partout. Quatre cantons (Zurich, Schwyz, Soleure et Nidwald) font aussi passer un test écrit, alors que cinq (dont le Tessin) ne définissent pas leurs exigences.

Les candidats doivent avoir un casier judiciaire vierge. Neuchâtel et le Valais tolèrent une condamnation unique (respectivement dix et quatorze jours-amende au maximum) pour infraction au code de la route. Dix cantons sont cléments en cas de délit par négligence.

L’étude relève l’existence de «critères officieux et implicites» pour évaluer l’intégration, comme la participation à «la vie du quartier». Plus de la moitié des communes de Bâle-Campagne stipulent dans leur règlement que le candidat à la naturalisation doit «soigner les contacts avec la population suisse».

La réalité n’est pas toujours la même sur le terrain que sur le papier. Malgré une législation très stricte, Zurich affiche le troisième taux de naturalisation le plus élevé de Suisse (taux standardisé, à structure de population égale). Sans surprise, les mieux placés sont des cantons romands, Genève et Neuchâtel, alors que Schwyz et Soleure ferment la marche.

Exigences d’intégration

Les étrangers (hors Union européenne) qui veulent obtenir ou faire prolonger un permis de séjour doivent parfois signer une convention d’intégration. Douze cantons – tous alémaniques – y recourent, Soleure ayant fait œuvre de pionnier. Cette démarche vise avant tout les immigrés qui présentent un «déficit d’intégration» ainsi que les bénéficiaires du regroupement familial.
Les étrangers qui ne savent pas s’exprimer dans la langue locale sont les premiers concernés. Six cantons imposent des conventions d’intégration aux personnes dépendant de l’aide sociale. Parmi eux, Berne, Bâle-Ville et Zurich font de même lors de problèmes scolaires ou d’isolement social. Dans cinq cantons (dont Berne, Bâle-Ville et Soleure), des conventions d’intégration sont appliquées aux étrangers qui n’ont pas respecté l’ordre juridique suisse. Le fait d’avoir un acte de défaut de biens suffit déjà…
Ces conventions s’accompagnent de cours obligatoires de langue et d’intégration. Certains cantons vont plus loin en obligeant les signataires à visiter un service de conseil sur l’endettement ou à présenter des preuves de recherche de travail. «Au cours de l’enquête, nous n’avons pas pu déterminer sur quelle base juridique cette pratique repose», notent les chercheurs.

Les conventions d’intégration sont particulièrement usitées avec certains groupes de population, comme les immigrés des Balkans, d’Asie et d’Afrique. En revanche, elles concernent peu les ressortissants des Etats-Unis, du Canada, d’Australie et du Japon. Dans la plupart des cantons, les femmes constituent la majorité des signataires de conventions.

Regroupement familial

Les immigrés qui veulent faire venir leurs enfants ou un conjoint en Suisse sont placés face à des exigences inégales. Quinze cantons consentent au regroupement familial des enfants jusqu’à 18 ans. Un canton fixe la limite à 16 ans, deux à 14 ans, alors que sept estiment généralement qu’un enfant n’a plus besoin de ses parents après 12 ans.

L’insuffisance des moyens financiers est le motif de refus le plus fréquent. Mais la jauge n’est pas la même dans tous les cantons. Treize se réfèrent aux normes de la Conférence suisse des institutions d’action sociale (CSIAS). Sept cantons de Suisse orientale se sont créé leur propre barème, alors que deux autres n’ont aucune base de calcul. Les indemnités de l’assurance-chômage ne sont pas comptabilisées comme revenus en Suisse orientale et centrale.

Aide aux requérants

La Confédération verse aux cantons un forfait journalier (55 francs 64 centimes par personne) pour les requérants d’asile accueillis sur leur territoire. Ensuite, il revient aux cantons de définir leur modèle d’aide sociale. Comme certaines prestations sont fournies en nature, la comparaison n’est pas aisée. L’écart semble toutefois important: le montant mensuel de base pour une personne seule varie de 320 à 768 francs.

Pour les migrants bénéficiant d’une admission provisoire en Suisse (23 000 personnes environ), les inégalités sont encore plus criantes. Les cantons de Bâle-Ville, Lucerne et Zurich leur appliquent le standard de la CSIAS (960 francs + 100 à 200 francs de forfait d’intégration). Ailleurs, les personnes admises provisoirement doivent se satisfaire du tarif appliqué aux requérants d’asile. Quand elles ne sont pas mises à l’aide d’urgence à titre de sanction, par exemple pour «comportement asocial»…

La voie vers l’harmonisation sera judiciaire

Cheffe de projet au Forum suisse pour l’étude des migrations et de la population à l’université de Neuchâtel, Nicole Wichmann est coauteure de l’étude. Entretien.

Les disparités relevées dans votre étude sont-elles normales dans un système fédéraliste, ou posent-elles un problème d’égalité de traitement?
Nicole Wichmann: La plupart du temps, il me semble que ces différences sont des manifestations du fédéralisme et n’outrepassent pas les limites. Certains cas sont plus problématiques, comme celui des cantons qui limitent le regroupement familial des enfants à 12 ans. On aboutit parfois à des violations des droits humains. C’est ce qui se passe par exemple dans le domaine de la détention administrative, que nous n’avons pas traité dans cette étude. L’absence de séparation entre détenus administratifs et pénaux dans certains cantons ne respecte pas les standards internationaux.
Il faut voir cependant que le fédéralisme joue aussi dans l’autre sens et permet d’être plus libéral. Certains cantons urbains utilisent leur marge de manœuvre pour accorder systématiquement des permis C aux étrangers établis depuis au moins cinq ans et bien intégrés.

Vous relevez que certains cantons mettent des limites d’âge beaucoup plus restrictives que d’autres pour le regroupement familial, mais sans dire lesquels. Pourquoi?
Nous avons eu des contraintes assez sévères au niveau de la divulgation des informations. Sur certains sujets, très peu de cantons ont donné leur accord à la publication des réponses. Leur argumentation consistait à dire que chaque décision est individuelle et que, par conséquent, il est difficile d’établir des critères plus généraux.

Avec le morcellement des compétences, il est souvent difficile de savoir qui répond de quoi. Est-ce un problème?
C’est un défi pour le système actuel. Sur la scène internationale, c’est la Suisse qui doit répondre de ce qui se passe chez elle. Mais l’Office fédéral des migrations n’a qu’une vision lacunaire de la pratique cantonale, par exemple en matière de regroupement familial et de cas de rigueur.

Le fédéralisme devrait-il être aménagé pour limiter les écarts?
Je serais favorable à plus de clarté et de transparence de la part des cantons. Quant à une harmonisation des règles, cela sonne bien sur le principe. Mais si elle se base sur le dénominateur le plus restrictif, ce n’est pas forcément une bonne idée. D’ailleurs, je n’ai pas senti de volonté politique des cantons d’aller vers une harmonisation. Pourtant, on y arrivera peut-être par la porte de derrière. Avec le Tribunal fédéral et la Cour européenne des droits de l’homme, il y a une juridiction de plus en plus étendue qui impose un certain nombre de standards minimaux.

Malgré des critères sévères, Zurich naturalise beaucoup. Paradoxal?
Nous avons été étonnés de constater que les réglementations ont peu d’effets sur les chiffres effectifs des naturalisations. D’autres facteurs ont davantage d’influence. L’attitude des citoyens lors de votations – et donc le climat politique – jouent, selon nous, un grand rôle. Zurich est le septième canton le plus ouvert aux étrangers lors de votations. Cela pourrait expliquer l’écart entre la réalité sur le papier et sur le terrain.

Propos recueillis par MRz

Lien vers l’étude de la Commission fédérale des migrations