Aller au contenu
Documentation

Fernand Melgar | Le vol très spécial de Philippe Leuba

LE VOL TRÈS SPÉCIAL DE PHILIPPE LEUBA – paru dans Le Courrier et Vigousse . 19.10.2012
par Fernand Melgar, vendredi 19 octobre 2012, 08:04 ·

Le conseiller d’Etat vaudois Philippe Leuba a suivi une expulsion de requérants d’asile par vol spécial et s’en est ouvert dans divers médias suisses. Fernand Melgar, le réalisateur de «Vol spécial», revient sur l’interview du magistrat parue dans «Le Matin». 

« Maintenant, je sais de quoi je parle ! » claironne Philippe Leuba dans Le Matin [1]: l’intrépide politicien a suivi une expulsion par vol spécial de niveau IV vers Moscou, et il tient à ce que ça se sache. Attention : il nie d’emblée toute « opération de communication ». C’est par pur hasard qu’un photographe se trouvait sur le tarmac de Kloten pour mitrailler l’opération, censée se dérouler « en toute confidentialité ». Le Blick, le Tages Anzeiger et Le Matin ont ensuite tartiné sur ce voyage « minutieusement préparé » par l’Office fédéral des migrations (ODM).

Au-delà de cette tartufferie, le ministre vaudois est formel : les vols spéciaux se déroulent à merveille, dans le respect des personnes refoulées, et quiconque prétend le contraire ne sait pas de quoi il parle. La Commission nationale de prévention de la torture (CNPT), Amnesty International, la Ligue suisse des droits de l’homme dénoncent le niveau IV comme un traitement humiliant, dégradant et douloureux qui porte atteinte à l’intégrité physique et à la dignité humaine ? C’est sans doute que ces gens-là n’y connaissent rien…

Trêve d’ironie : cette opération futile et démagogique est une piètre réponse aux personnes critiques envers les mesures de contrainte suisses. Parmi elles, un autre PLR, Dick Marty, vice-président de l’Organisation mondiale contre la torture. Et le docteur Jean-

Pierre Restellini, observateur sur les vols spéciaux et président de la CNPT, prévient : « Si l’on ne fait rien, il y aura encore des morts » [2].

La prise de risque du ministre

 Avec un aplomb proche du cynisme, Philippe Leuba ignore superbement les questions brûlantes, préférant ménager ses effets : « Son entourage est inquiet pour sa sécurité car si sa présence était soupçonnée, il risquait de devenir une cible ». Et de qui donc ? D’expulsés escortés chacun de trois policiers et qui, comme l’attestent les observateurs neutres embarqués sur ces vols, sont saucissonnés, casqués, sous tranquillisants ? (On leur injecte parfois du Dormicum [3] ). Rappelons que le niveau IV suisse, unique en Europe, a déjà tué officiellement trois personnes. Il est si dangereux que l’Autriche refuse d’accueillir nos refoulés ainsi garrotés : elle juge en effet que la méthode helvétique viole la directive Schengen de 2011, qui prône la proportionnalité dans l’application des mesures de contrainte. La Suisse, signataire des accords de Schengen/Dublin, y est pourtant soumise [4].

Philippe Leuba affirme par ailleurs que le ligotage de niveau IV est pratiqué « parfois, mais seulement lorsque la personne refuse toute collaboration ». Bizarre, car le docteur Jean-Pierre Restellini fait état d’une « immobilisation systématique des expulsés au moyen d’une entrave complète du corps », alors que « la plupart des vols se passent sans incidents » [5]. Et lors du tournage de « Vol Spécial », aucun des détenus n’a opposé de résistance ; ils ont pourtant tous subi le ligotage maximal.

Une zone de non-droit

 Selon Philippe Leuba, le personnel d’encadrement « se montre soucieux des personnes en situation irrégulière ». Ce n’est pas l’avis de la CNPT, pour qui ces vols relèvent potentiellement d’une « zone de non-droit ». « Les requérants à refouler sont souvent tirés de leur cellule en pleine nuit, par surprise ». Après une fouille corporelle complète et entravés en neuf points du corps, « ils attendent parfois des heures dans cet état dans les aéroports avant d’être embarqués sur un vol au sujet duquel ils ne reçoivent aucune information. Le commandant de bord ne dit rien ; les hublots sont en principe fermés durant tout le voyage ». Et les sièges sont munis de protection car « les détenus n’ont pas le droit d’aller aux toilettes » [6]. Par ailleurs, l’attitude de certains policiers envers les détenus a choqué des membres du personnel navigant, qui désormais refusent d’œuvrer sur ces vols [7]. Evidemment, ça se passe peut-être autrement si un conseiller d’Etat, en accord avec l’ODM, est du voyage !

Philippe Leuba loue aussi le « très grand professionnalisme » du corps médical embarqué. Sans doute n’a-t-il pas lu le Bulletin de la Fédération des médecins suisses (FMH) qui, en 2011, incitait fermement ses membres à « ne pas participer à de telles procédures. La sécurité d’un expulsé en niveau IV n’est pas garantie car une surveillance médicale appropriée est impossible dans une telle situation ». C’est donc la société privée SOS-Médecin qui assume ce juteux mandat (1200 francs par jour) ; sa compétence en la matière a été sévèrement mise en doute par la FMH dont le président, le docteur Jacques de Haller, ne mâchait pas ses mots : « Faire un accompagnement sans formation spécifique est malhonnête et ne correspond pas aux exigences de la profession » [8].

Loin des fantasmes

 Au terme de son épopée de haut-vol, le politicien vaudois assène : « Les choses à l’arrivée se passent correctement. On est bien loin des fantasmes que certains véhiculent ! » Le mot « fantasme » est peu aimable pour le Camerounais Geordry Emani, requérant débouté, arrêté à son arrivée à Yaoundé, torturé durant cinq mois parce que des policiers suisses avaient illégalement transmis des documents liés à sa demande d’asile aux autorités de son pays. Le directeur de l’ODM lui-même, Mario Gattiker, a reconnu la fuite, et avoué d’autres cas similaires [9]. Geordry est toujours persécuté et vit caché dans son pays. Huit mois après les conclusions de l’enquête, rien à n’a été entrepris par l’ODM pour le rapatrier et lui accorder enfin l’asile.

Que Philippe Leuba lance une opération de propagande conjointement avec l’ODM n’est guère surprenant. Ce qui l’est plus, c’est que ni Le Matin ni les journaux sérieux n’ont jugé bon de réfuter cette mascarade.

Combiens de morts et d’estropiés, d’êtres humiliés et brisés faudra-t-il encore pour mettre fin à la brutalité des vols spéciaux ? Qu’un ministre de l’Etat relativise un mode opératoire qui met en danger la vie d’autrui et nie avec arrogance une atteinte grave à la plus élémentaire dignité humaine, voilà qui est de mauvaise augure. Nous qui sommes citoyens du pays qui a vu naître la Croix-Rouge et le droit humanitaire, nous assistons à cette banalisation du mal qui affecte aujourd’hui les plus démunis de nos frères humains.

Fernand Melgar

[1] Le Matin, 10.10.2012

[2] Le Courrier, 2.12.2011

[3] Le Matin Dimanche, 25.03.2012

[4] RTS, 06.03.2011

[5] Le Temps, 02.12.2011

[6] id.

[7] Le Temps, 23.12.2010

[8] Le Courrier, 08.04.2011

[9] Le Temps, 15.03.2012

 

Croquis d’entravement réalisé par un expulsé. DR

Y a-t-il un médecin à bord ?

La présence médicale à bord des vols spéciaux est l’unique modification de procédure adoptée par l’ODM suite au décès d’un Nigérian le 17 mars 2010. L’enquête de la justice zurichoise a conclu à une « mort naturelle » ; aucune charge n’a été retenue contre les policiers. Or le témoignage de deux autres expulsés présents lors du drame, Julius Douglas et Emmanuel Ogolo, est accablant : entravés serré, ils disent avoir vite éprouvé des difficultés à respirer et des douleurs. L’escorte policière ne s’en est pas émue le moins du monde.

A la demande de l’association suisse Ethique et Médecine, le professeur Richard Sutton de l’Imperial College de Londres s’est penché sur les causes du décès. Il conclut que le jeune Nigérian est mort d’un arrêt cardiaque par suite du ligotage, de sa grève de la faim et du stress subi [1] . Son rapport a été transmis en juin 2012 à la conseillère fédérale Simonetta Sommaruga.

Suite à ce drame, le cardiologue suisse Michel Romanens a établi que l’entravement de niveau IV fait courir un risque vital. L’immobilisation prolongée, avec le stress et l’anxiété, entraînent un collapsus cardiovasculaire dans 15% des cas. Cette défaillance provoque une perte de connaissance et un risque élevé de lésions permanentes au cerveau. Du fait que les expulsés sont casqués, les malaises peuvent échapper à l’escorte.

Les expulsés par vol spécial subissent par ailleurs des troubles post-traumatiques et des séquelles physiques. Le docteur Restellini cite le cas d’une Africaine qui a fait une fausse couche à son arrivée [3]. Un jeune Sénégalais handicapé, embarqué par la police vaudoise le 18 juillet 2011, a été entravé de telle manière qu’il a dû être hospitalisé à son arrivée à Dakar. Le déjà cité Julius Douglas a eu les ligaments du genou déchirés lors de son sanglage à Zurich le 17 mars 2010. Malgré une opération, il boitera à vie.

Selon le docteur Restellini toujours, l’immobilisation prolongée (un vol peut durer 15 heures) accroît aussi le risque de thromboembolie, qui peut causer la mort encore quelques jours après les faits. Il se peut dès lors que le bilan soit plus lourd que celui avoué par l’ODM, qui avec ses trois morts est déjà trois fois trop lourd.

FM

[1] Rapport du Prof. Sutton : http://www.vems.ch/level-iv

[2] Rapport du Dr. Romanens : Bulletin des médecins suisses 2011.92.10

[3] Le Temps, 02.12.2011

 

Dessins de Vincent paru dans Vigousse n°121

 

La mutinerie de Lagos

Si Philippe Leuba s’est embarqué pour Moscou, c’est que « d’emblée, quelques vols étaient exclus, notamment vers les pays africains. A Lagos, il y avait eu des difficultés à l’atterrissage avec des policiers menacés dans leur intégrité physique. » Parlons-en.

Nous sommes le 17 novembre 2009, après l’atterrissage à Lagos. Un policier vaudois rapporte qu’une quinzaine de Nigérians ligotés en niveau IV (certains baignant dans leurs excréments après plus de 10 heures de vol), sont en train d’être détachés. L’un deux laisse éclater sa colère : d’un coup de tête, les mains encore liées, il brise sa tablette. La mutinerie gagne tous les refoulés qui se mettent à hurler et à se débattre. Vite dépassés, les soixante policiers suisses fuient et réclament l’aide de leurs collègues nigérians. Lesquels découvrent en montant à bord l‘humiliation infligée à leurs compatriotes. Devant ce spectacle qui leur rappelle la traite des noirs et le passé colonial, les policiers nigérians réagissent mal et évitent le bain de sang de justesse.

L’incident aurait dû servir de leçon à l’ODM : un ligotage en niveau IV produit tant de stress, de peur et d’humiliation qu’il ne peut que déclencher des réactions violentes. Nos voisins européens n’utilisent que des entraves légères, voire aucune. Les sans-papiers de ces pays sont certes entourés de policiers, mais pour la plupart, ils se déplacent tout à fait librement dans l’avion. Ils ne déplorent  à ce jour aucun incident majeur.

Les policiers suisses chargés des expulsions, se sentant menacés depuis cet incident, ont réclamé via leur syndicat que « les autorités envisagent l’introduction de mesures de contrainte plus fortes dans le domaine des rapatriements. » À quoi pensent-ils ? Mettre les expulsés en cage au fond de la soute à bagages ?

Depuis la mutinerie de Lagos, les policiers zurichois sont devenus particulièrement zélés dans leur entravement à l’égard des Nigérians. Un policier vaudois m’a confié devoir desserrer « en douce » les attaches des expulsés nigérians qu’il accompagnait. Quelques mois plus tard, ligoté en niveau IV, le nigérian Joseph Ndukaku Chiakwa décédait à l’âge de 29 ans d’un arrêt cardiaque sur le tarmac de l’aéroport de Zurich. La confédération a versé 50’000 francs à la mère du défunt pour le tort causé.

FM