La Croix | Migrants prisonniers des passeurs au Sinaï
Dans le Sinaï, les migrants africains prisonniers des passeurs
De plus en plus d’Érythréens qui tentent de passer en Israël via le Sinaï sont retenus prisonniers et torturés par leurs passeurs.
Article de Nina Hubinet, paru dans La Croix le 13 mars 2013.
Il porte un jean neuf et un beau blouson bleu. Mais Jonas* n’a pas l’air à l’aise. Il a même l’air terrorisé. Il ne bouge pas et regarde ceux qui l’entourent avec méfiance, assis par terre, une jambe repliée devant lui. Cet Érythréen de 32 ans finit par murmurer quelques mots dans un arabe difficilement intelligible. « Parle plus fort ! », lui lance Ahmed, un Bédouin d’Al Arish, la ville principale du nord du Sinaï, qui était son geôlier avant de devenir son protecteur.
C’est Ahmed qui, il y a trois semaines, l’a fait sortir du camp où il était retenu avec une trentaine d’autres Érythréens, hommes, femmes et adolescents. « Je l’aimais bien, alors j’ai décidé de le prendre avec nous ici, à la maison », dit le trafiquant d’armes et de migrants africains. « Il l’a sauvé parce qu’il parle arabe, il sert d’intermédiaire entre les prisonniers et les tortionnaires, ou il appelle les familles en Érythrée pour leur réclamer de l’argent », souffle un autre Bédouin qui assiste à l’entretien.
Rescapé d’un camp
Jonas est en effet rescapé d’un camp de torture. Il dit y avoir passé sept mois, attaché 24 heures sur 24 heures « Électricité, pendu par les mains », dit-il sobrement pour décrire les tortures qu’il a subies. Mais il précise que ce ne sont pas les pires. Il a vu les tortionnaires faire fondre du plastique sur la peau de codétenus, une méthode de torture courante dans le Sinaï.
On estime qu’ils sont aujourd’hui entre 200 et 500 Africains, surtout des Érythréens, retenus dans ces camps. À l’origine, il s’agissait de candidats à l’exil vers Israël. « Lorsque des réfugiés d’Afrique de l’Est ont commencé à vouloir émigrer en Israël, en 2005-2006, des Bédouins se sont mis à jouer le rôle de passeurs », explique un travailleur social du Caire qui souhaite rester anonyme. Il fallait alors payer de 500 à 1 000 dollars (385 à 770 €) pour franchir la frontière israélienne, mais les migrants n’étaient pas torturés.
Un système d’extorsion pour « compenser leurs pertes »
« En 2010, pour la première fois, j’ai vu des adolescents érythréens qui avaient le dos des mains brûlé avec du métal. » La torture est ensuite devenue systématique, les méthodes se sont diversifiées, et le montant des rançons demandées aux familles est monté en flèche, pouvant atteindre jusqu’à 50 000 dollars (38 500 €).
Une explication possible de ce changement : les conditions de vie des Africains en Israël se détériorant, le nombre de migrants qui voulaient s’y rendre a diminué, et les trafiquants ont mis en place ce système d’extorsion pour « compenser leurs pertes ». « Les Rashaïdas, une tribu présente au Soudan et en Érythrée, kidnappent des Érythréens au Soudan, notamment dans les camps de réfugiés installés le long de la frontière, pour les vendre aux Bédouins du Sinaï », précise le travailleur social.
« La peau sur les os »
L’histoire de Jonas n’est pas très différente : « J’ai été enlevé à Khartoum avec d’autres Érythréens. On nous a mis dans des camions, et le voyage a duré deux semaines pour arriver dans le Sinaï. Nous avons roulé uniquement dans le désert, il n’y avait aucun moyen de s’enfuir. » Il dit n’avoir jamais eu l’intention d’aller en Israël.
Au-delà des tortures et des abus sexuels – une partie des migrants sont des femmes – , les prisonniers sont en général à peine nourris par leurs ravisseurs. Des cadavres d’Érythréens sont régulièrement découverts dans la région de Mahdiya, près de la frontière israélienne.
Le cheikh Abou Ali, un prêcheur salafiste, recueille ceux qui, encore vivants, parviennent à s’enfuir ou sont abandonnés par les trafiquants. « Ils ont la peau sur les os et le corps couvert de blessures laissées par les tortures. On les soigne et on les nourrit. Ensuite ils sont rapatriés au Caire par le Haut-Commissariat aux réfugiés de l’ONU. »
« Tous les habitants doivent se sentir responsables »
Pour tenter d’endiguer le trafic humain, le cheikh Abou Ali fait régulièrement son prêche du vendredi sur ce sujet. « Je rappelle à quel point cela est contraire à l’islam. Parfois je fais venir à la mosquée un Africain que nous avons recueilli pour qu’il raconte ce qu’il a subi, et que les gens réalisent. » Il encourage aussi ses ouailles à boycotter les trafiquants, à ne pas leur parler ni faire de commerce avec eux.
Et ses efforts commencent à payer. « Le gouvernement ? Ils n’ont jamais rien fait, probablement parce qu’ils ont d’autres problèmes à régler dans le Sinaï… De toute façon, tous les habitants de la région doivent se sentir responsables de ce qui se passe, c’est le seul moyen d’éradiquer le trafic. »