« The List » | Quand la réalité dépasse la fiction…
Certaines personnes participent à des jeux télévisés dans lesquels elles mettent leur vie en danger, essayant de vivre des aventures, des parcours du combattant qui… pimenteront leur vie? Les rendront plus nobles? Plus viriles? Plus célèbres? D’autres n’ont pas le choix. Elles traversent des épreuves qu’aucun scénariste n’oserait mettre en avant comme réalité, de peur que son film ne paraisse pas crédible. Salim, lui, a vécu l’improbable pour sauver sa vie et celle de sa famille. Une histoire comme beaucoup d’autres que nos systèmes administratifs ne peuvent entendre puisque les numéros de dossiers déshumanisés n’ont pas d’histoire. Des histoires pourtant importantes à rappeler, encore et encore. Car elles nous rappellent que dans tout système, il existe toujours des alternatives, des voies de contournement.
Quand je rencontre Salim au Service d’Aide Juridique aux Exilés-s (SAJE) à Vallorbe, en hiver 2008, il a déjà à son actif trois passages dans des centres de rétention -en Turquie, en Grèce et en France- et plusieurs passage à tabac très violents de la part de policiers. Il est épuisé par son trajet d’Irak à l’Europe: la Turquie qui voulait le repousser à sa frontière, la Grèce à l’Irak, la Suède à la Grèce et la Suisse à la Suède. Salim a laissé sa femme et ses deux filles cachées en Irak le temps qu’il trouve une solution en Europe. L’Irak, il l’a fui pour avoir «collaboré» avec les forces étasuniennes – celles-ci l’avaient engagé comme interprète.
En Europe, ses motifs d’asile ne sont pas examinés. Il reçoit une décision de non-entrée en matière Dublin de la part de la Suisse. Il est donc sur le point d’être renvoyé en Suède, et la suite de l’itinéraire, il la connaît… Après avoir épuisé les voies de droits et avant qu’il ne soit renvoyé, nous analysons avec Salim toutes les possibilités. Nous trouvons une initiative d’avocats américains qui se nomme «The List – Project to resettle Iraqi Allies» (http://www.thelistproject.org/). Elle a pour but d’aider à rapatrier des Irakiens qui ont clairement collaboré avec les Américains en Irak. A première vue, extrêmement peu de dossiers sont acceptés et encore moins de réels visas d’entrée délivrés. Nous faisons tout de même les démarches et envoyons tous les documents (des lettres de recommandation de plusieurs lieutenants, un récit très précis des persécutions, etc.) puisqu’il avait un dossier d’asile très solide. Salim part et tente sa chance dans un cinquième pays européen. Il est entre-temps accepté par «The List» et un très bon avocat new-yorkais décide de défendre son dossier. Salim n’en peut cependant plus. Il sait qu’il va sous peu se retrouver en Irak par renvois interposés et est mort d’inquiétude pour sa famille. Il accepte son renvoi depuis la Suisse.
Arrivé à l’aéroport de Bagdad, il est arrêté, incarcéré et torturé. Après plusieurs semaines, il négocie sa libération contre une grande somme d’argent et arrive miraculeusement à sortir. Nous avertissons l’Organisation Internationale des Migrations (OIM) et organisons un convoi risqué entre Bagdad et Amman, en Jordanie, pour Salim, sa femme et ses deux filles. Après plusieurs jours éprouvants, ils arrivent à Amman. Grâce à un groupe d’amis en Suisse, à un fond d’Amnesty International et de l’Organisation Mondiale Contre la Torture, nous récoltons un peu d’argent qui leur permet de vivre.
En septembre 2009, nous croyons à un miracle. Salim et sa famille sont acceptés par les USA. A travers les mauvaises lignes téléphoniques entre la Suisse et la Jordanie se mêlent rires, larmes et soulagement. Une autre procédure commence alors: l’obtention réelle du visa américain. Visites médicales, interviews au UNHCR, etc. Jusqu’au jour où les autorités US demandent les passeports. La famille de Salim a des passeports échus. À cette époque, il n’était pas possible d’obtenir un passeport irakien en dehors du pays. Avec l’avocat américain nous essayons de débloquer la situation par l’intermédiaire de l’OIM, du HCR, des ambassades. Rien n’y fait. Impossible d’établir ces nouveaux passeports.
Le temps passe, les stratégies s’amenuisent. La pénibilité de la vie de la famille de Salim s’amplifie. En 2013, Salim décide de tenter le tout pour le tout, n’ayant plus rien à perdre. Il rentre en Irak. Il cache sa famille et rejoint Bagdad. Il explique le nombre de fois où il a risqué d’être tué ou emprisonné. Il obtient les passeports, puis le fameux sésame.
En septembre 2013 après 5 ans de combat acharné et des dizaines de pays traversés, il pose le pied aux USA, ou «The List» lui a trouvé un appartement et un travail. Il prépare l’arrivée de sa femme et de ses deux filles qui le rejoindront à la fin du mois de novembre.
L’Europe a reçu en décembre 2012 le prix Nobel de la Paix pour avoir transformé un continent en un territoire de paix. C’est omettre de manière outrancière la nouvelle guerre qu’elle livre contre la migration, une guerre qui comprend: des stratégies de «protection» du territoire avec FRONTEX et son budget colossal, des camps de détention administrative qui poussent comme des champignons, l’exploitation d’une main d’œuvre malléable dont l’Europe a besoin, des expulsions forcées qui traumatisent, humilient et tuent. Une guerre qui permet que des histoires comme celles de Salim et tant d’autres se passent dans la plus totale indifférence.
Elise Shubs,
Ancienne conseillère juridique au SAJE