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Le Courrier | Un opposant kurde risque l’extradition

Militant pour les droits humains, Özcan Dutagaci attend avec inquiétude une décision de la justice suisse. Comme beaucoup d’opposants politiques, l’Etat turc l’accuse d’appartenir à un groupe «terroriste».

Article de Mario Togni, publié dans Le Courrier, le 27 février 2014. Cliquez ici pour lire l’article sur le site du Courrier.

Le sourire d’Özcan Dutagaci peine à masquer son inquiétude. A Lausanne, dans l’étude de son avocat, ce jeune Kurde de 28 ans déroule l’histoire complexe qui l’a conduit à chercher refuge en Suisse en 2010. Aujourd’hui établi à Vevey, cet opposant politique est menacé d’extradition vers la Turquie, qui l’accuse d’appartenir à une «organisation illégale», à savoir «terroriste». Une telle accusation est ­extrêmement fréquente, explique son avocat Hüsnü Yilmaz: «Depuis 2009, plus de 10 000 opposants politiques kurdes arrêtés ont été accusés du même «crime.»

Le Tribunal pénal fédéral (TPF) doit prochainement décider de son sort, après le feu vert à l’extradition accordé par l’Office fédéral de la justice (OFJ) en ­octobre 2013. «L’excès de zèle de l’OFJ, qui reprend sans broncher les arguments de la justice turque, est incompréhensible», souligne Hüsnü Yilmaz. En parallèle, le Tribunal administratif fédéral (TAF) doit aussi se prononcer sur une demande d’asile déposée en 2010, déjà rejetée par l’Office fédéral des migrations.

Pour l’administration fédérale, Özcan Dutagaci aurait bénéficié d’une procédure équitable dans son pays et n’aurait rien à craindre. La réalité telle que décrite par ­l’intéressé est plus alarmante. ­Militant au sein d’une association de défense des droits humains, le jeune homme a déjà été condamné plusieurs fois, simplement pour avoir lu en public un texte dénonçant l’usage d’armes chimiques contre des opposants kurdes ou pour avoir dénoncé l’exécution d’un chauffeur de taxi.

L’affaire qui l’a conduit à quitter son pays avec précipitation intervient en 2006. Arrêté par les forces de l’ordre, un homme aurait désigné – sur la base de photos présentées par la police – une vingtaine de personnes comme des membres du Front de libération du peuple révolutionnaire (DHKP-C), une organisation d’extrême gauche prônant la lutte armée. Selon cet «agent délateur», qui a mystérieusement disparu de la procédure par la suite, Özcan Dutagaci aurait fourni des armes et des munitions au DHKP-C.

Seulement voilà. Le jeune ­militant kurde, aujourd’hui en Suisse, nie fermement appartenir à cette organisation. «Je n’ai jamais vu cette personne (l’agent délateur, ndlr) avant d’aller au ­tribunal, où elle est intervenue comme témoin», confie-t-il. Pour son avocat, l’affaire est claire: «Cet homme a été exempté de peine en dénonçant des militants politiques. Ses témoignages sont d’ailleurs bourrés de contradictions.»

Malgré tout, sur la seule base de ce «témoin», Özcan Dutagaci et la plupart des autres prévenus ont été condamnés à 6 ans et 3 mois de prison ferme en 2008, une peine confirmée en appel par la Cour suprême en 2010. Entre-temps – et ce n’est pas la moindre source d’inquiétude –, «l’un des prévenus a été exécuté sommairement par les forces de l’ordre», affirme l’avocat Hüsnü Yilmaz. Peu après le jugement, le jeune Kurde a quitté la Turquie grâce aux services d’un passeur.

Affaire emblématique

Après son enregistrement comme requérant d’asile à Bâle, il a été transféré dans un centre de l’Etablissement vaudois d’accueil des migrants (EVAM) à Nyon. Il vit depuis 2012 à Vevey, dans un appartement en sous-location. «Je crains pour ma vie si je devais retourner en Turquie», dit-il. En Suisse, il a suivi des cours de français et tente sa chance dans le domaine de la santé. Après un stage au CHUV, il s’apprête à démarrer une formation à la Croix-Rouge.

Pour son avocat, cette affaire est emblématique: «Si la justice accepte l’extradition de mon client sur des bases aussi légères – il n’y a même pas le soupçon d’une action concrète –, cela signifie que les nombreuses personnes qui ont fui la Turquie pour des motifs politiques ne sont plus en sécurité en Suisse.» Les décisions du TPF et du TAF devraient tomber dans les prochains mois.

La procédure étant en cours, l’Office fédéral de la Justice se refuse à tout commentaire en raison du secret de l’instruction.

Un large comité de soutien

Le cas d’Özcan Dutagaci a ému bon nombre de personnalités politiques et de la société civile en Suisse romande. Un comité de soutien a déjà réuni la signature de 110 personnes, souvent proches de la gauche mais pas uniquement. On y trouve notamment Jean Ziegler, expert au comité consultatif du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, le cinéaste Fernand Melgar ou les parlementaires Cesla Amarelle (ps/VD), Jacques Neirynck (pdc/VD) et Dominique de Buman (pdc/FR).
Fervent défenseur du militant kurde, le conseiller aux Etats vaudois Luc ­Recordon (Verts) espère parvenir à sensibiliser la cheffe du Département de justice et police, Simonetta Sommaruga. «La Suisse n’a absolument pas conscience de la dérive du ­Gouvernement turc à l’encontre des ressortissants kurdes. La gravité de la situation est largement sous-estimée», relève-t-il.