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VisionsCarto | La Méditerranée, plus loin que l’horizon

Oui, les mots sont importants. Un collègue journaliste syrien me racontait, il y a quatre ou cinq ans, qu’à chaque fois qu’il entendait ses interlocuteurs lui parler du « dialogue euro-méditerranée », ça le faisait bien marrer d’imaginer l’Europe dialoguant avec… la mer. Expression bien symbolique des « termes de l’échange » que propose le nord envers ses voisins du sud: le Maghreb, le Machrek ou le Proche-Orient, c’est en gros la Méditerranée. On va pas non plus faire dans le détail. C’est peut-être cette conversation qui m’a donné envie de créer la trilogie cartographique que je présente ici, pour essayer de donner une autre vision. Ce projet reprend d’ailleurs des thèmes que j’ai déjà largement exploité et cartographié: migrations, tourisme et concurrences_géopolitiques.

Billet de Philippe Rekacewicz, publié sur le site VisionsCarto, le 6 mai 2014. Cliquez ici pour lire le billet complet sur le site VisionsCarto. Vivre Ensemble reproduit ci-dessous uniquement la partie consacrée aux migrations.

Contexte

Et c’est La Villa Méditerranée, à Marseille, qui me donnera l’occasion de concrétiser cette idée. Ce musée a ouvert en juin 2013 une exposition permanente sur le thème des « circulations humaines, économiques et géopolitiques » en Méditerranée, imaginée par le réalisateur de documentaires et artiste plasticien Bruno Ulmer, et mise en scène par la scénographe Elizabeth Guyone.

Dans l’espace méditerranéen, les parcours, les déplacements d’êtres humains et de marchandises se croisent en flux continus et surtout très soutenus. Dans l’idée de visualiser le contexte géographique d’une manière originale, les responsables de l’exposition ont proposé la création de trois cartes-esquisses qui pouvaient offrir aux visiteurs une sorte de synthèse contextuelle de la région « élargie ».

Ces esquisses, commandées à l’été 2012 par le musée sur la proposition de Bruno Ulmer, ont fait l’objet de nombreuses discussions et de recherches préparatoires dont nous publions ici quelques traces aux côtés des cartes finalisées. Les cartes sont datées du printemps 2013 — c’est important de le rappeler tant est mouvante la situation dans certains pays de la région : ainsi par exemple, la crise ukrainienne et le rattachement de la Crimée à la Russie ne figurent pas sur les cartes.

C’est d’ailleurs bien le problème de la cartographie thématique en général: le temps de produire les cartes et, à peine publiées, les voilà déjà obsolètes… C’est pour cette raison que, dans les visions que j’expérimente, dans les choix de représentation, j’essaie de donner autant d’importance aux événements qu’on sait éphémères qu’aux éléments géographiques permanents et aux tendances socio-économiques ou géopolitiques plus persistantes.

Avec une telle approche, j’espère produire un document, une image qui serait en même temps une photographie instantanée captée à une période précise de l’histoire, et un témoignage sur le temps plus long, d’une « espérance de vie » plus longue, qui pose les termes essentiels pour engager un débat sur l’évolution de l’espace méditerranéen.

Parler et montrer les circulations d’êtres humains ou de marchandises, les relations géopolitiques, c’est finalement assez facile. Mais que dire et surtout que montrer de ce fameux « dialogue »?

L’espace migratoire

La Méditerranée est lieu de circulation intense: marine marchande, pêche, navigation de plaisance, migrants partis à la recherche d’un travail saisonnier ou qui finissent par s’établir… Depuis un peu plus de deux décennies, la question migratoire a changé de dynamique, et la mer s’est emplie de bateaux de surveillance (en particulier ceux de Frontex), tentant de contrôler les centaines de milliers de migrants nord-africains ou subsahariens qui tentent de rejoindre l’Europe par bateau et se fracassent sur les « lignes de défense » dressées contre eux par l’Europe.

Ce « système de défense » comporte:

  • la protection renforcée de la frontière Schengen en elle-même;
  • une « pré-frontière » établie de facto par les politiques d’externalisation du contrôle aux frontières (et qui coûte des centaines de millions d’euros par an) vers des pays qu’on a chargé, très loin de Schengen, de surveiller et d’empêcher les déplacements de migrants;
  • une « post-frontière » symbolisée par les camps d’enfermement (des centres de rétention dans les centres urbains ou dans les aéroports, mais aussi parfois des foyers ou des camps ouverts), d’où souvent on renvoie de force ces migrants vers leur pays (ou plutôt, vers le pays d’où l’on pense qu’ils viennent).

Les conséquences de cette politique européenne de fermeture sont multiples, mais celle qui, à mes yeux, devrait faire l’objet d’une absolue priorité, c’est l’hécatombe qu’elle provoque: des milliers, voire dizaines de milliers de vies perdues, sacrifiées, et d’autres encore plus nombreuses dans les années qui viennent si ce système perdure.

[caption id="attachment_17158" align="aligncenter" width="1024"]14049993015_2c0f-70315 Migrations, protections, croisements – Esquisse cartographique, juin 2013. Carte: Philippe Rekacewicz[/caption]

La représentation visuelle de cette tragédie humaine est devenue une constante sur l’essentiel des cartes méditerranéennes que j’ai produites depuis quelques années. Il m’est désormais impossible de cartographier cette région sans faire figurer, d’une manière ou d’une autre, cette immense fracture qui déchire le « dialogue euro – … ».

Mise au monde par Olivier Clochard (Réseau Migreurop) au début des années 2000, cette carte des « morts aux frontières de l’Europe » a évolué, changé. D’autres géographes-cartographes, comme Nicolas Lambert, ont exploré divers modes de représentations, toujours dans l’idée de trouver le moyen le plus efficace de rendre compte de ce massacre longtemps ignoré. Cette carte a une histoire, elle sera racontée très prochainement sur Visionscarto.