Aller au contenu
Documentation

Le Courrier | «Notre mission n’a plus de sens»

VAUD • Des employés de l’Etablissement d’accueil des migrants dénoncent une prise en charge et des conditions de travail qui se dégradent.

Article de Sophie Dupont publié dans Le Courrier, le 1er novembre 2014. Cliquez ici pour lire l’article sur le site du Courrier.

Entre les murs de l’Etablissement vaudois d’accueil des migrants (Evam), des professionnels élèvent la voix pour dénoncer les conditions qui se dégradent pour les requérants, un contrôle toujours plus strict et une forte pression sur le personnel. Le Courrier a récolté le témoignage de trois personnes, toutes anonymes, qui travaillent dans différents secteurs, en contact avec les demandeurs d’asile. Depuis avril dernier, lorsque des employés ont envoyé un mail anonyme pour dénoncer la détérioration de la prise en charge des migrants (lire notre édition du 6 octobre), une ambiance de peur règne dans l’institution. Dernièrement, l’institution a rappelé aux employés que les contacts avec les médias devaient passer par la direction.

Les propos des témoignages ont été généralisés, pour éviter que les employés soient reconnus. Tous soulèvent les mêmes problèmes: une structure hiérarchique lourde qui étouffe les initiatives individuelles, un travail basé sur le contrôle plutôt que sur l’accueil, un manque de temps pour la prise en charge et une perte de sens de leur mission.

Violence banalisée

«Beaucoup parmi nous sont arrogants, autoritaires avec les requérants», remarque Jean*. Les abris PC – les «bunkers» comme les nomment les employés, à l’instar des requérants érythréens qui protestaient mardi à Lausanne – sont des «bocaux rempli de crabes», illustre l’employé. Les gens dorment mal, deviennent tendus, les insultes pleuvent, des bagarres éclatent, le personnel est parfois agressé et le matériel détérioré.

«Plus le temps passe, moins l’Evam veille à mettre en place des aménagements pour rendre la situation la moins inconfortable possible. Aujourd’hui, le discours a changé au niveau institutionnel. Les règles se sont durcies et aucune dérogation n’est possible», constate Nicolas*. Il arrive par exemple qu’un requérant soit exclu de l’abri pour la nuit après avoir oublié son permis à la structure de jour.

Les abris de la protection civile, principalement prévus pour des requérants déboutés, accueillent également des demandeurs d’asile en procédure. Les abris sont fermés durant la journée, de 9 h 45 à 18 h environ, heures pendant lesquelles ouvrent des structures d’accueil de jour. Les conditions de vie y sont très différentes que dans les autres centres de l’Evam. Ils sont ouverts la journée et les requérants y sont libres d’entrer, de sortir et de recevoir des visites.

Rapport pour sortie tardive

«Dans les abris, les gens sont largués, ils ne comprennent souvent pas les règlements affichés en français à l’entrée», constate Jean. Au personnel surveillant de l’Evam s’ajoutent des agents de sécurité privée. Pour Jean, cela péjore la qualité de l’accueil: «Ils manquent de souplesse et ne connaissent ni les sites ni les personnes, contrairement aux surveillants internes», rapporte-t-il. Du côté des requérants, les comportements violents envers la sécurité sont fréquents.

En cas d’infraction au règlement, les requérants reçoivent des avertissements puis des sanctions, qui vont, dans de rares cas, jusqu’à l’expulsion de la structure, pour cinq jours au maximum. Les employés doivent rédiger des rapports en cas de non-respect du règlement. Ceux qui ne sont pas assez zélés reçoivent des remarques. Les rapports concernent aussi bien des comportements inadéquats que des sorties de l’abri avec quelques minutes de retard.

«Nous ne comprenons pas toujours les sanctions, rapporte Marie*. Quelqu’un peut avoir une expulsion pour trois cigarettes allumées dans un bunker et un autre s’en sortir sans rien. Avant, nous arrivions à prévenir les conflits plutôt que de les sanctionner. Aujourd’hui, nous ne parvenons plus à créer le lien nécessaire.»

Personnel épuisé

L’employée est découragée. «On s’essouffle. On ramasse les bénéficiaires et parfois même nos collègues à la petite cuillère», témoigne-t-elle. Manque de temps, impossibilité d’être à disposition d’un nombre toujours plus important de personnes, Marie a dû faire le deuil de sa conception du travail social.

Les travailleurs sociaux se considèrent comme les parents pauvres d’un système contraignant et sclérosé, qui met en avant le contrôle au détriment de la prise en charge sociale. Initiatives et propositions d’améliorations sont étouffées par la hiérarchie, dénoncent les employés rencontrés.

Pour Erich Dürst, directeur de l’Evam, il y a toujours un équilibre à trouver entre les aspects sécuritaires et le travail social. «Nos collaborateurs ont moins de temps, parce que les personnes à prendre en charge sont plus nombreuses, c’est un défi pour tous les domaines», constate-t-il.

Il arrive alors aux employés de «jouer avec les règles» pour proposer un peu plus de conforts aux migrants, par exemple en donnant une petite somme d’argent à quelqu’un qui se fait expulser d’un abri. Confronté au désespoir et à l’incompréhension des personnes qui arrivent en abri PC, Nicolas propose aux requérants de se mobiliser, et les oriente vers le mouvement des Erythréens. «J’ai beaucoup d’admiration pour leur courage», rapporte pour sa part Jean, persuadé que leur mobilisation portera ses fruits.

Turnover important

Parmi le personnel, le roulement est important, surtout dans le domaine social. «Ceux qui sont un peu engagés ne tiennent pas longtemps», remarque Jean. Face à l’afflux des demandes d’asile, l’Evam engage du personnel à durée déterminée. «Le collaborateur devient comme le migrant: précaire, invisible, et sans autre choix que de faire simplement ce qu’on lui dit», remarque Marie.

Pour Erich Dürst, l’engagement de personnel de sécurité privée permet d’assurer une flexibilité lors d’arrivées plus ou moins importantes de migrants. Les contrats à durée déterminée ont la même fonction. «Nous venons d’en transformer plusieurs en contrats à durée indéterminée», rapporte le directeur de l’institution. I

* Prénoms d’emprunt