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Fini de rire | L’asile, c’est pas facile (en France)

Peut-on encore rêver d’un pays riche, le nôtre, qui laisserait les réfugiés participer au brassage ancestral qui l’a constitué tel qu’il est aujourd’hui?

Billet publié sur le blog Fini de rire, le 16 novembre 2014. Cliquez ici pour lire le billet sur le blog Fini de rire, hébergé sur le site Mediapart.

Cent par jour

Petit calcul, comme ça, au pif: 36’000 expulsions par an, ça doit faire environ 100 par jour. Rien que pour la France métropolitaine. En incluant la France d’Outremer, ça fait 200 personnes par jour. 200 étrangers dont on juge qu’ils n’ont pas leur place ici. «On», ce sont les préfectures, et chaque préfet de France, qui a la haute main sur le droit au séjour, et donc le droit de chasser celle ou celui à qui il refuse ce droit.

Ces 100; ces 200, qui les connaît? «Éloignés», «reconduits», anonymes souvent, mais pas toujours. Aujourd’hui, c’est mon anniversaire. Pas mal de visites, et des cadeaux: un gâteau à la crème, fait par une dame arménienne; un gâteau au chocolat, par une jeune fille arménienne elle aussi. Une longue écharpe, cadeau d’une dame algérienne. Un bouquet de roses, des vœux de bonne santé… Au milieu de ce joyeux défilé, une dame guinéenne venue pour sa demande d’asile et ses deux jeunes enfants. Il tombe bien, le gâteau au chocolat, non?

Et, plusieurs fois dans la journée, de courts appels angoissés de Iolanta Kandelaki: elle n’arrive plus à joindre Davit, son mari, sur son téléphone portable. Enfermé depuis 19 jours au centre de rétention administrative du Mesnil-Amelot, juste à côté des pistes de Roissy, il sait que, aujourd’hui, demain, ou dans deux jours, l’escorte policière l’emmènera au pied de l’avion pour Tbilissi, comme elle l’a fait le vendredi précédent. Il avait refusé d’embarquer. Les policiers l’avaient ramené au centre de rétention. Mais pour la seconde tentative, il sera entravé et bâillonné. Il ne pourra rien faire ni rien dire. Il ne pourra pas crier aux autres passagers qu’il ne veut pas partir, qu’il veut retrouver sa femme, son fils Irakli, qui va retourner à l’école de Joué-lès-Tours le 3 novembre, et la petite Alekssandra, née ici, trop jeune encore pour la maternelle.

J’ai sur mon bureau deux dossiers de régularisation à terminer, un pour un travailleur kosovare, un autre pour une lycéenne rwandaise. Je n’arrive pas à les finir. Je n’arrive pas à faire le suivi des dossiers en attente à la préfecture, celui d’un apprenti pakistanais, et ceux de trois lycéens arméniens. Le prochain avion pour Tbilissi, c’est quand? Et s’ils décidaient de ne pas le mettre dans l’avion direct sans escale, mais dans un autre, avec des crochets dans le trajet. Paris – Kiev -Tbilissi, ça existe? Ou plus tordu encore, un avion Paris – Varsovie – Moscou – Tbilissi? Dans ma tête, je revois les cartes de l’Europe de l’Est et du Caucase. J’étais prof de géo, avant. Avant de consacrer mon temps au Réseau Éducation Sans Frontières (RESF), à toutes ces rencontres de gens venus d’ailleurs en catastrophe, après d’invraisemblables périples, et qui rêvent de se poser, de s’installer, de rester, de vivre ici, en paix, en famille, tranquilles – ou du moins de n’avoir de soucis que ceux de tout le monde, ni plus ni moins. De voir l’horizon se dégager au-delà de l’obsession du récépissé éphémère et de la carte de séjour refusée.

100 par jour. 200 en comptant les départements d’Outremer, sur qui toute une machinerie administrative et policière s’acharne. Il ne sera pas dit que l’État français fait preuve de laxisme à l’égard des clandestins! Rodomontades de ministre de l’Intérieur? Effets de manche virils devant les caméras? C’est ce que nous croyons souvent. C’est ce que croient aussi tant de «sans papiers» qui survivent avec l’espoir que l’arrestation et l’expulsion, ce n’est que pour les autres. Ils sont 36’000 par an, les «autres». Mais quand on les connaît, quand on les fréquente, quand ce sont des amis, des collègues, des voisins, ce ne sont plus des chiffres ni des nombres. Ce sont des personnes.

Et si on obligeait chaque préfet, juste avant qu’il signe l’arrêté de «reconduite à la frontière», à passer une journée avec le futur expulsé? Ou simplement à partager un déjeuner, ou à boire un verre avec lui? Après tout, il y a bien des députés qui croient indispensable de se faire brancardiers ou de prendre le métro pour connaître la vie des gens avant de légiférer sur leur sort.

100 par jour? 36’000 par an? Et mes camarades du RESF d’Indre-et-Loire et moi, nous nous battons pour qu’il y en ait un de moins. Dérisoire au vu des chiffres. Essentiel au regard des personnes – et central pour le sens de notre combat.

Chantal BEAUCHAMP

Enseignante retraitée de Tours

Le 2 novembre 2014, les RESF37 communique: « La dernière fois que nous avons pu échanger quelques mots avec Monsieur Davit Kandelaki, c’était le vendredi 31 octobre vers 18 heures. Il était dans la voiture de police qui l’emmenait à l’aéroport de Roissy, non loin du centre de rétention administrative où il était enfermé depuis trois semaines. Il a été embarqué de force dans l’avion Paris-Tbilissi de 20 h 10.

D’après des informations communiquées le 1er novembre, il serait bien en Géorgie, le pays qu’il a fui pour se mettre à l’abri du harcèlement des mafias et pour épargner à sa femme, d’origine arménienne, les discriminations inspirées par l’idéologie nationaliste particulièrement intolérante qui domine dans ce pays. »

Dans la continuité d’une politique de l’immigration en évolution constante, l’Assemblée Nationale va débattre les 9 et 11 décembre 2014 d’une nouvelle modification de la loi sur l’asile qui rend plus expéditifs à la fois l’examen des demandes d’asile et l’évacuation des personnes qui n’auront pas franchi l’obstacle dans les temps. Moins de temps laissé aux réfugiés pour établir et défendre leurs droit, coercition policière permanente depuis le dépôt de la demande jusqu’à l’expulsion. Et, en toute logique, examen du projet de loi en procédure accélérée.

Martine et Jean-Claude Vernier