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Voix d’Exils | La nostalgie: une maladie de l’exil

Alors que la plupart des migrants viennent avec une valise à la main ou un sac sur le dos, d’autres arrivent sans bagage. Je suppose que l’idée de la migration ou de voyage est fermement associée à l’image d’une valise. Cependant, certains migrants viennent sans valise comme Nidal, un requérant d’asile en Suisse, à qui on a demandé de jeter ses valises pour laisser une place pour lui-même dans une voiture occupée par dix autres personnes. Outre ce qui est dans les mains, il y a ce qui est dans la tête.

Billet d’Ibrahim Rami publié sur le blog Voix d’Exils, le 14 juillet 2014. Cliquez ici pour lire le billet sur le site Voix d’Exils.

Ainsi beaucoup d’immigrants viennent en Suisse avec un but clair à accomplir. Mais il y a aussi ceux qui ne savent rien ou très peu et qui n’ont pas plus d’intention ou de motivation que cet instinct inné de survie. Toutefois, aucun migrant, à l’exception probablement des petits bébés, n’arrive sans souvenirs.

Inévitablement dans la tête

La mémoire est une capacité humaine sans laquelle l’homme ne peut pas mener sa vie. En outre, elle est une clé pour la réussite et l’échec dans la vie et, probablement, les gens ont du succès dans la mesure où ils gèrent et exploitent bien leurs souvenirs.

Je pense que l’importance cruciale de la mémoire pour la vie ou pour la réussite est reconnue. Inutile de pointer du doigt la série sans fin des activités qui en dépendent: depuis, par exemple, rentrer chez soi jusqu’à composer une œuvre d’art. Néanmoins, la mémoire peut être un grand obstacle qui entrave l’intégration dans une nouvelle société et l’adaptation à son nouvel environnement, en plus d’être une source de beaucoup d’autres problèmes graves.

Parce que les souvenirs ne sont cependant pas tous associés à notre expérience collective de la migration, et parce que j’avais entendu peu de conseils sur ce qu’il faut garder ou laisser d’un esprit en regard de la quantité d’avis reçus quant à ce qu’il fallait ou non emporter dans les valises, j’ai choisi d’écrire à propos des interactions entre la mémoire et la migration.

Plus complexe que l’on peut l’imaginer

L’essentiel de la conversation d’adieu avec beaucoup de gens avant de quitter mon pays était quelque chose comme: «Ne nous oublie pas!». Seul mon père a dit quelque chose de différent: «Ne jamais regarder en arrière!». Ce qu’il a dit était très semblable à ce qu’Alfredo dit à Salvatore dans le film Cinema Paradiso en lui demandant de quitter sa ville et de poursuivre son destin de tout son cœur, sans jamais regarder en arrière et sans jamais revenir. Il semble que les deux, Alfredo et mon père, connaissaient très bien les effets négatifs de la nostalgie. En outre, Yaser, un requérant d’asile syrien que j’ai rencontré à Vallorbe et qui n’a pas vu sa famille pendant sept ans, soucieux de ne pas laisser seuls les autres demandeurs d’asile et ayant été lui-même victime de nostalgie, a mis en garde tout le monde à ce sujet et nous a encouragés à rechercher des activités et à ne jamais céder à l’attraction de la pensée nostalgique. Malgré le plein respect que je porte à Yaser pour ses appuis – qui ne se sont pas limités simplement à des conseils – je pense que le problème est plus grave et plus complexe pour être résolu par la simple recherche de compagnons et l’implication dans des activités.

«Le mal de Suisse»

Il convient de mentionner que le terme «nostalgie» a un lien particulier avec la Suisse. Il s’agit d’un concept savant issu du grec, composé de νόστος (nostos), qui signifie «retour au pays», et de ἄλγος (algos), qui signifie «douleur», inventée par un étudiant en médecine du 17ème siècle, Johannes Hofer, pour décrire les angoisses des mercenaires Suisses combattant loin de leur pays dans les plaines de la France ou de l’Italie et se languissant de leurs paysages de montagnes indigènes. Cette condition de nostalgie est connue également comme «mal de Suisse». Le dictionnaire de Musique de 1767 de Jean-Jacques Rousseau affirme que les mercenaires suisses n’ont pas été autorisés à chanter leurs chansons suisses comme le Ranz des Vaches par exemple. Cette interdiction est une reconnaissance claire des conséquences négatives de la nostalgie qui pourraient les conduire à l’abandon de l’armée, à la maladie ou à la mort. Cet aspect médical de la nostalgie correspond à l’état de nombreux réfugiés ou demandeurs d’asile en Suisse qui ont quitté leur pays pour des raisons puissantes. Par ailleurs, il y a un aspect romantique de la nostalgie, également associé à la Suisse et en particulier aux Alpes, qui correspond à la situation de ceux qui sont venus en Suisse pour satisfaire leur passion du voyage. De toute évidence, les deux différents types de nostalgie sont corrélés d’une manière ou d’une autre à la Suisse.

Besoin d’un terme plus convaincant

Malgré l’association solide entre la nostalgie et la Suisse, certains migrants nostalgiques pourraient ne pas être très convaincus que la maladie connue sous le nom de «mal de Suisse» puisse décrire leurs conditions. Par exemple, les Syriens n’ont pas perdu seulement la vision d’un certain paysage, mais le paysage lui-même; pas la vision temporaire d’une maison, d’un quartier, d’une ville, d’un monument, d’un ami ou d’un membre de la famille, mais la chose elle-même et les personnes chéries elles-mêmes. D’ailleurs, cette perte est permanente. Probablement, le mal de Syrie est plus semblable au mal de l’Irak, mal de Palestine, mal du Kurdistan; et le mal de ces pays pourrait être plus grave que le mal de Suisse.

Je me souviens encore d’un livre qui a pour titre «Mon Daghestan» par Rasul Gamzatov dans lequel il fournit des réminiscences fascinantes sur la terre de sa naissance, de ses habitants et de ses poètes. Ce qui a attiré mon attention davantage que le livre lui-même était un commentaire manuscrit de mon père sur sa première page: «chaque personne a son propre Daghestan!». Cette phrase avec cette copie de «Mon Daghestan» a disparu quand mon père a mis le feu à tous ses livres soviétiques dans un moment de désespoir. Bien que j’aie acheté un autre exemplaire de ce livre plus tard, cela n’a pas compensé la perte de cette copie spéciale avec ses plis, ses odeurs et ses commentaires. En dépit d’être finalement perdue, cette copie spéciale a encore le potentiel de déclencher en moi une grande quantité de souvenirs et beaucoup de nostalgie.

La nostalgie a ses préférences

Sans doute la vulnérabilité à la nostalgie varie en fonction de nombreux facteurs. Par exemple, les demandeurs d’asile qui viennent avec les membres de leur famille devraient être moins vulnérables à la nostalgie parce que la plus grande partie de leurs précieux souvenirs sont associés aux membres de la famille, et donc leur concept du pays pourrait ne pas être beaucoup plus large que celui de la famille. En outre, les jeunes enfants pourraient être les moins vulnérables parce qu’ils ont moins de souvenirs que d’autres, et que leurs esprits sont plus adaptables à de nouvelles circonstances puisqu’ils n’ont pas encore développé une vision claire du monde ni même le concept de pays. Au contraire, les adultes célibataires qui ont mené une vie stable et heureuse dans leur pays d’origine seraient les plus exposés à être victimes de la nostalgie. Il existe de nombreux autres facteurs, bien sûr, comme le fait d’être plutôt émotionnel ou cérébral, extraverti ou introverti, monolingue ou bilingue, etc.

Il pourrait y avoir très peu de doute ou de désaccord sur le fait que les plus vieux, les plus émotionnels, ou les plus introvertis sont les plus susceptibles d’être victimes de nostalgie. Néanmoins, le fait que les demandeurs d’asile viennent de milieux culturels différents et forment un assortiment de toutes sortes de personnalités et aptitudes fait qu’il est assez difficile de faire des généralisations. Par exemple, être âgé pourrait signifier aussi que la personne est très expérimentée, qu’elle a vécu de nombreuses expériences difficiles ou qu’elle a réussi à faire face aux chocs culturels ou aux conséquences des déplacements. De même, après avoir reçu plusieurs chocs émotionnels, une personne pourrait confronter différents types de pertes. En bref, bien qu’il y ait beaucoup de choses en commun entre eux et qu’ils vivent dans des conditions similaires, les demandeurs d’asile sont très différents dans leurs réactions au nouvel environnement et dans la manière dont ils traitent leur passé et vivent leur nostalgie.

Quels remèdes à la nostalgie?

Ceux qui pourraient être en désaccord avec l’affirmation selon laquelle il existe différents types de nostalgie et qui affirment que le mal de Suisse est quelque chose comme le mal de Syrie, le mal du Nigeria ou le mal du Maroc etc, confirmeraient sans doute au moins qu’il existe différents niveaux d’intensité nostalgique.

Pour passer aux solutions, je dirais que la participation des réfugiés dans les programmes appropriés peut les aider beaucoup, mais ce n’est pas suffisant. Les soins sociaux et psychologiques sont absolument nécessaires pour aider à minimiser le problème de nostalgie et éviter ses conséquences catastrophiques. Plus de recherche sur la violence comme syndrome nostalgique doit être effectuée; surtout que la violence est un phénomène perceptible parmi les réfugiés. Plus important encore, je pense que le temps des procédures d’asile aggrave la situation et intensifie le problème de la nostalgie dans une grande mesure. Je suis en Suisse depuis deux mois seulement mais j’ai déjà vu beaucoup de symptômes de comportements nostalgiques graves dans les deux centres pour réfugiés où j’ai séjourné. J’ai entendu récemment qu’un demandeur d’asile algérien s’était suicidé dans la chambre où je vis maintenant. Même si je sais très peu de choses sur ce cas précis, je ne suis pas surpris du tout!