Le Courrier | La situation aux Tattes reste critique
Les avocats des victimes souhaitent que les responsabilités dans le drame du centre pour requérants des Tattes soient clairement établies.
Article de Laura Drompt et Sylvia Revello publié dans Le Courrier, le 18 décembre 2014. Cliquez ici pour lire l’article sur le site du Courrier.
«Le bâtiment n’était pas aux normes»: Pierre Bayenet et Laïla Batou, défenseurs des victimes de l’incendie qui a frappé le centre pour requérants d’asile de Vernier (GE), sont catégoriques. Un mois après le sinistre qui a fait une quarantaine de blessés et un mort, ils dénoncent un suivi inapproprié des résidents, dont le statut de sans-papiers semble annihiler celui de victimes. La situation préoccupe également le député de Solidarités Pierre Vanek, qui déposera aujourd’hui une question urgente au Grand Conseil.
Il demande notamment l’ouverture d’une enquête administrative pour établir les responsabilités de l’Etat et de l’Hospice général dans l’incendie.
Le rapport des Services d’incendie et de secours (SIS) confirme plusieurs «problèmes techniques» aux Tattes. Accès aux portes coupe-feu et au sous-sol limité par des cylindres privés, exutoires à fumée sous-dimensionnés, fenêtres et portes-fenêtres condamnées par des vis: autant de facteurs qui ont contraint certains résidents, pris au piège par le feu, à se jeter par des fenêtres et qui ont freiné l’intervention des pompiers. «Alors que les habitants ont regagné le centre, rien n’indique que les conditions de sécurité ont évolué», déplore Pierre Bayenet. La surpopulation du centre est également mise en cause. Prévu pour 500 personnes, le bâtiment en abritait 685 au moment du drame, dont 189 dans les deux ailes concernées.
Selon plusieurs sources proches du dossier, l’Hospice général tendrait à minimiser son implication en rejetant la faute sur les requérants, accusés d’avoir paniqué lors de l’incendie qu’ils auraient volontairement causé. «Si deux résidents des Tattes sont effectivement suspectés d’être à l’origine du sinistre, aucun élément dans le dossier pénal ne permet à ce stade d’affirmer qu’il s’agit d’un acte intentionnel», rappelle Me Bayenet. L’avocat a par ailleurs sollicité le chef du Département de la sécurité, Pierre Maudet, afin qu’il suspende tout renvoi de requérants domiciliés aux Tattes pour préserver les témoins dans l’enquête. Reçu il y a une semaine, le courrier est en cours de traitement. Selon nos informations, un requérant d’asile russe victime de l’incendie a déjà été renvoyé par vol spécial dans la nuit du 10 au 11 décembre alors qu’il se déplaçait encore en béquilles.
Pas de soutien psychologique
Face au traumatisme, les avocats pointent une prise en charge lacunaire des victimes. «Nos clients n’ont pas bénéficié de soutien psychologique, indique Laïla Batou. En se réveillant à l’hôpital, des victimes se sont vu prendre leurs empreintes par la police et certaines ont dû regagner les Tattes sans chaussures aux pieds. Plusieurs nous demandent de leur apporter des vêtements, parce qu’elles n’ont plus rien. C’est inacceptable.»
Nicole Andretta, aumônière à l’Agora, a sollicité la direction de l’Hospice général à plusieurs reprises afin qu’un suivi psychologique soit mis en place. «Rien n’a été fait, lâche la collaboratrice. C’était pourtant indispensable. L’incendie a réveillé de vieux traumatismes, les habitants étaient terrorisés. L’Hospice a simplement placardé une affiche invitant les gens qui le désiraient à venir nous voir.» «Un débriefing post-traumatique a eu lieu dans les abris de la protection civile», conteste Bernard Manguin, porte-parole de l’Hospice général. «Le jour du relogement, une cellule de crise a également été ouverte pour offrir un appui psychologique.» Au final, une seule personne a sollicité cette prise en charge.
Pierre Bayenet déplore par ailleurs le processus d’indemnisation «entamé à la hâte et sans informations préalables». «Moyennant paiement de cette somme, je déclare ne plus avoir de prétentions à quelque titre que ce soit à l’égard de l’assurance ménage», déclarait le formulaire, en échange de 250 à 500 francs en liquide. Rédigé en français uniquement, le document que la direction de l’Hospice général a fait circuler a été signé par la majorité des habitants dont certains ont tout perdu dans le drame. «Comment savoir si les gens ont compris ce que cette signature impliquait, questionne Me Bayenet. Plusieurs victimes ont par ailleurs été privées de leurs 10 francs journaliers sous prétexte qu’elles avaient reçu un repas à l’hôpital. Pourquoi tant de mesquinerie à l’égard de personnes déjà fragiles?» A l’Agora, Mme Andretta regrette ce manque de tact: «On traite les gens comme des objets.»
Système de sécurité «en phase de test»
«La clause est maladroite», reconnaît le ministre de tutelle, Mauro Poggia, tout en refusant de lui donner trop d’importance. «Je suis surpris par les critiques et les plaintes, ajoute-t-il, jusqu’ici les retours faisaient état d’une gestion exemplaire de l’incendie. Si l’enquête prouve que des dommages sont imputables à l’Etat, nous prendrons toutefois les mesures nécessaires.» Selon lui, les défenestrations sont dues à la panique: «Il ne faut pas oublier que beaucoup de résidents viennent de pays où l’on n’a pas l’habitude d’être secouru».
De son côté, l’Hospice général dément toute négligence mais reconnaît que «le système de sécurité était en phase test au moment du sinistre». Pendant cette période, «les clés ne sont pas détenues par le SIS». Quant aux fenêtres du rez-de-chaussée, elles sont vissées «afin d’empêcher l’intrusion de non-résidents». «D’importants travaux de sécurité ont été effectués aux Tattes cette année, à la suite d’incidents antérieurs et à un audit de sécurité», confirme Roland Godel, au nom de l’Office des bâtiments. «Ils se sont achevés au mois d’octobre. L’ensemble du dispositif était alors opérationnel et fiable.»
«Quelque chose s’est brisé en moi»
«Même si je parvenais à marcher sur mes deux jambes demain, quelque chose s’est brisé en moi.» Sur sa chaise roulante, enserré dans un corset, Steve espère que le temps fera son œuvre et ne le laissera pas paraplégique.
La nuit de l’incendie, il a dévalé les escaliers jusqu’à la porte principale avec son voisin de chambre. «C’était la seule sortie possible pour nous, mais elle était bloquée.» Fuyant la fumée, ils ont regagné le troisième étage et appelé à l’aide durant de longues minutes (une demi-heure, selon le récit de Steve). «Personne n’est venu. Les vitres ont commencé à exploser les unes après les autres, les étages au-dessous étaient en flammes. Je n’avais pas le choix, j’ai sauté.»
Son dos heurte le sol en premier. «Mais je n’ai pas perdu conscience, explique-t-il. J’ai appelé à l’aide, crié que je m’étais cassé le dos, que j’étais en train de mourir.»
Plusieurs personnes le traînent alors successivement à terre, l’éloignant de l’immeuble en feu. La pluie commence à tomber et quelqu’un trouve finalement un matelas qui sera utilisé comme civière de fortune. «Je sentais encore mes jambes, mais quelque chose n’allait pas, de là à là» explique-t-il en désignant ses hanches et le bas de ses côtes.Trois opérations plus tard, le voilà en rééducation, les jambes toujours inertes pour le moment. Depuis sa chambre sédunoise, à la Clinique romande de réadaptation de la SUVA, il parle beaucoup de son sentiment d’abandon. De l’impression – partagée par plusieurs personnes rencontrées au foyer des Tattes – que les choses ne se seraient pas déroulées de la même façon s’il s’était agi d’un immeuble résidentiel et non d’un foyer de demandeurs d’asile.
Qu’attend-il pour la suite? Face à la question, le rire de Steve qui résonne un bref instant ne parvient pas à cacher sa forte émotion. «Toute attente est un rêve et je ne crois pas aux rêves. J’ai tout perdu. Je n’ai plus d’habits, je ne peux plus rien faire seul. Regardez-moi, comment pourrais-je trouver un travail? Quel pays voudra encore de moi?» Tout ce qu’il sait, c’est qu’il redoute par-dessus tout un renvoi forcé vers le Nigeria, où se trouve sa fille de 2 ans. «C’est ma sœur jumelle qui s’en occupe. Je voudrais prendre soin d’elles, mais dans ma situation, ce sera difficile. Celui qui m’envoie au Nigeria dans cet état, il creuse ma tombe.»
En réalité, Steve sait ce qu’il attend de la vie. Il voudrait «être normal et en bonne santé». Il espère que justice sera rendue, qu’on lui proposera autre chose que les 250 francs offerts par l’assurance contre la promesse de ne rien réclamer de plus.«Il y a eu tant de blessés… Et un mort. Même moi, j’ai failli perdre la vie! Tout ça à cause de négligences. Comment expliquer que les secours ne soient pas arrivés plus tôt? Et cette porte fermée? Il est temps d’unir nos voix et de plaider pour que les migrants ne soient plus traités comme des animaux ou des fous, mais comme des êtres humains.» LDT
«Je ne peux plus habiter dans cet endroit»
Dans la nuit du 16 au 17 novembre, Giritharam s’est réveillé en sursaut, aux cris de son voisin de lit. «Au début, je n’ai pas compris. J’étais encore à moitié endormi et on a l’habitude, ici, d’avoir des gens qui paniquent, qui crient… Mais en quelques minutes, le sol est devenu chaud, nous brûlant les pieds, et il y a eu de la fumée partout.» Sa chambre était au second étage, à la diagonale de la pièce d’où le feu est parti.
Giritharam tente de descendre les escaliers, mais des résidents lui expliquent que la porte est bloquée, qu’il faut remonter. Après avoir appelé la police et patienté dix minutes, il s’échappe par la fenêtre, en faisant une corde avec ses draps. «Le nœud n’a pas tenu, je suis tombé.»Sa chute lui vaut un séjour à l’hôpital. Et lui laisse des lésions à la cheville, au dos et au bassin. Durant l’entretien, il s’excuse plusieurs fois de ne pouvoir rester assis, à cause des douleurs. Il s’excuse aussi de son français, pourtant bien maîtrisé.
Voilà une semaine que ce rescapé est revenu dans le bâtiment où il a failli perdre la vie. A son retour, il a découvert que ses affaires avaient été jetées. A présent, il s’inquiète surtout de savoir quand il pourra reprendre son travail, dans le magasin où il est engagé depuis cinq ans. Et espère retrouver le sommeil. «Je rêve que je suis accroché par les mains à une fenêtre et que les gens en bas me crient de ne pas lâcher. Ou que je tombe dans le feu. Je ne peux plus habiter dans cet endroit: rien n’a changé, c’est invivable.» Pourtant, à l’heure actuelle, aucune mesure n’est prévue pour y remédier. LDT