Débrouille contre l’exclusion | Le travail non-déclaré, ressource pour les déboutés?
La politique d’asile helvétique frappant les déboutés favorise-t-elle le recours à une économie parallèle? Comment parvenir à s’en sortir lorsqu’on ne vous donne rien, ou tout juste un minimum destiné à vous faire comprendre que vous êtes indésirables? Dans le cadre de son travail de master [1], dont il nous propose ici une synthèse, Régis Blanc met en exergue les paradoxes et effets pervers du système migratoire. (réd.)
Le contexte actuel traduit une importante dichotomie entre un État désireux de freiner l’immigration – adoptant des politiques migratoires toujours plus restrictives – et un système économique global toujours plus enclin à la dérégularisation et à la recherche du profit –créant de larges pans du marché du travail échappant au contrôle étatique. C’est le cadre dans lequel s’est construit mon travail de master, qui s’est penché sur cette économie dite «informelle» [2] et sur ce qu’elle pouvait représenter pour les migrants indésirables issus de l’asile. Partant du constat d’une ingéniosité certaine chez les requérants d’asile déboutés en Suisse pour améliorer leur quotidien, l’objectif était de s’intéresser à la marge de manœuvre qu’ils possèdent grâce aux «interstices» créés par le système économique deérégulé. Mon point de vue était donc de ne pas considérer cette population comme des acteurs passifs, contrairement à une abondante littérature sur la question. Je l’ai exploré à travers une série d’entretiens.
Il y avait d’abord lieu de donner à voir les contraintes que ces migrants subissent en raison de leur statut politico-administratif, soit l’exclusion caractérisée qui les frappe. Outre la précarité du régime de l’aide d’urgence qui prévoit un strict minimum vital, et l’absence de toute prise en charge pour ceux ayant quitté le «circuit asile», le chapitre consacré à cette problématique met plus particulièrement en lumière les conséquences sociales et économiques de l’interdiction d’exercer une activité lucrative.
Mon regard s’est essentiellement dirigé vers les activités non-déclarées pouvant paraître comme des mécanismes pour contrecarrer cette exclusion et comme des alternatives au système balisé par les politiques migratoires. Les recherches effectuées indiquent des résultats très contrastés. Une partie minoritaire des interviewés dit n’avoir jamais recouru à de telles activités, alors qu’une majorité travaille, mais de façon plutôt aléatoire et ponctuelle. Ces activités sont très diversifiées mais ont plusieurs dénominateurs communs: essentiellement manuelles, nécessitant peu ou pas de qualification et , en grande partie, caractérisées par une précarité et une flexibilité. Elles s’inscrivent dans deux logiques antinomiques: la solidarité et l’exploitation. D’une part, certains migrants se sont vus proposer des activités plutôt bien rémunérées, relevant d’une dimension solidaire. Alors que d’autres migrants, certes majoritaires, se retrouvent davantage dans une logique d’exploitation où ils sont engagés généralement sur appel pour des sommes très modestes.
Après avoir effectué ces observations, ma recherche s’est attelée à déconstruire la relation entre migrants et activités irrégulières. Sous un angle normatif, ces migrants transgressent, de par leur statut et également de par la pratique de ces activités, le cadre légal imposé par l’Etat.
Cette représentation peut nourrir l’association au mieux erronée, au pire discriminatoire, entre immigration et criminalité. Afin d’alimenter la discussion sur les mécanismes d’entrée dans cette irrégularité, je me suis appuyé sur l’analyse de discours de plusieurs migrants et sur la littérature académique [3.] L’argument principal fut que ces migrants sont, d’une certaine manière, poussés dans l’irrégularité.
«Gagner des sous pour s’en sortir, surtout dans les conditions où tu n’as vraiment rien, tu n’as rien, où on te donne à manger, où tu gagnes le minimum vital, tu es tenté d’aller faire ça (un travail non-déclaré)» (extrait d’entretien)
Cette interprétation se fonde sur le fait que vivre dans de telles conditions d’existence ne peut que développer une volonté d’améliorer celles-ci, ceci de manière différenciée selon les besoins. Pour y parvenir, les solutions entrevues sont des programmes d’occupation, des soutiens extérieurs, le recours à des activités informelles, voire criminelles. Il apparaît que les personnes ne pouvant compter sur les deux premiers moyens se tournent plus aisément vers l’économie informelle, voire criminelle. Les stratégies irrégulières pour rendre meilleur leur quotidien – activités informelles, criminelles et, dans une logique différente, l’entrée dans la clandestinité [4] – se révèlent alors comme une marge de manœuvre dont les requérants d’asile déboutés disposent dans leur situation contraignante d’exclusion. Ces différentes stratégies, en porte-à-faux avec les volontés politiques visant à dissuader le séjour, se présentent comme des effets pervers des politiques migratoires restrictives.
«J’étais obligé de faire ces petits boulots pour gagner un peu d’argent. Si je n’y vais pas, je fais quoi?» (extrait d’entretien)
Le propos n’est pas d’établir une relation robuste de cause à effet entre les politiques migratoires et l’économie informelle, car il existe naturellement une multitude d’autres facteurs alimentant ce pan de l’économie. Il est plutôt question d’avancer que le système migratoire actuel comporte ses propres contradictions et effets pervers en créant une logique criminogène – bien que, de préférence, le terme exact serait une logique poussant à l’irrégularité. Les politiques migratoires restrictives, par leur volonté de fabriquer de l’exclusion, produisent cette logique car tout ce que ces migrants peuvent accomplir pour améliorer leur situation, à l’exception de recevoir une aide extérieure à l’Etat et de (pouvoir) réaliser un programme d’occupation, se situe dans le champ informel ou parallèle.
Par le recours à toute une série de stratégies, dont les activités informelles – de surcroît celles s’inscrivant dans une logique de solidarité – et criminelles, les migrants cherchent à reprendre le contrôle de leur quotidien. Une aspiration qui casse l’image de servitude qui souvent les entoure. Ce constat doit néanmoins être relativisé car ces stratégies se situent principalement dans le champ de l’irrégularité et sont de nature majoritairement précaires. Par conséquent, ces migrants demeurent dans une position de vulnérabilité extrême et leur marge de manœuvre apparaît comme très limitée. En somme, ces ressources, quoique réelles, sont bien en deçà des contraintes pesant sur eux.
Bien que des histoires de recrutement à large échelle sans intermédiaire m’aient été contées, soit des employeurs qui viennent directement recruter devant les centres d’hébergement, aucun interviewé ne raconte avoir été engagé de la sorte, mais systématiquement par le biais d’un proche, d’un compatriote, d’un migrant avec qui il peut converser ou encore d’un autre rencontré aux cours, etc. Un aspect fondamental observé est par conséquent l’importance du lien social pour accéder à ces emplois non-déclarés.
Régis Blanc
Notes:
(1) Régis Blanc, 2014. L’économie informelle, une ressource pour les requérants d’asile déboutés?, mémoire de master sous la direction de Monika Salzbrunn (dir.) Science politique, Université de Lausanne, Faculté des sciences sociales et politiques.
(2) A ce sujet, voir notamment Saskia Sassen (1991). The Global City.
(3) cf. notamment Engbersen & Van der Leun (2001). «The social construction of illegality and criminality», European Journal of Criminal Policy and Research 9(1): 1-70.
(4) Palidda (1999). «La criminalisation des migrants», Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 129, septembre : 39-49.
(5) cf. Sanchez-Mazas (2011). La construction de l’invisibilité. Suppression de l’aide sociale dans le domaine de l’asile, Genève : IES éd.