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Documentation

Vidéo | Traces liquides

Vidéo produite par Charles Heller en lien avec ses recherches sur l’affaire dite Left to die boat pendant laquelle 72 migrants étaient morts au large de la Libye alors qu’ils avaient été croisés par différents navires, un hélicoptère avait approché leur embarcation et offert de l’eau avant de disparaître sans jamais envoyer de secours…

Pour voir la vidéo, cliquez ici ou sur l’image ci-dessous.
traces liquides

Entretien avec Lorenzo Pezzani sur la naissance du projet Left to die boat et la vidéo « Traces liquides ».

Extrait de l’article « Forensics Architecture: documenter la violence d’État« , paru dans la revue Vacarme et sur le blog VisionsCarto.net.

Lorenzo Pezzani: Je suis architecte; Charles Heller est cinéaste. Nous nous intéressions depuis longtemps à la politique des migrations. Or nous avions été frappés par la façon dont Forensic Architecture reconfigurait les modalités d’administration de la preuve. Notre projet a démarré en 2011, alors même que la situation en Méditerranée était bouleversée par le début de la guerre en Libye. Un certain nombre de gens prenaient la mer pour rejoindre l’Italie du sud. Ils ne constituaient qu’une faible part de ceux qui fuyaient le pays (la majorité rejoignant d’autres pays d’Afrique ou du Moyen-Orient) mais en Europe, on a alors agité le spectre de l’invasion.

L’augmentation relative du nombre de ceux qui prenaient le risque de la traversée s’est traduite par celle du nombre de morts. Au même moment, la situation en Tunisie avait bouleversé le régime de contrôle des frontières jusqu’alors en vigueur. La présence militaire dans la Méditerranée avait été renforcée, d’autant que l’embargo contre la Libye avait conduit à un redoublement des contrôles maritimes. Paradoxe: les naufrages mortels de migrants augmentaient alors que la surveillance policière et militaire de l’espace maritime était accrue.

Les associations d’aide aux étrangers, et tout particulièrement Migreurop et le GISTI, avaient lancé plusieurs appels pour alerter l’opinion et les institutions nationales et européennes sur ce paradoxe. Il était inconcevable que des navires militaires en patrouille n’aient pas croisé telle ou telle embarcation de migrants en détresse. Il y avait donc crime, puisque le droit maritime international stipule le devoir d’assistance à personnes en danger.

Nous avons donc offert de contribuer à cet appel en le documentant. Nous sommes partis recueillir des témoignages de migrants survivants d’un naufrage. Il s’agissait d’établir quels bateaux ils avaient vus lors de leur traversée. Nous avons ainsi étayé notre compréhension globale d’un système de non-assistance à grande échelle.

Après en avoir discuté avec les organisations activistes sur le terrain, il a été entendu que le meilleur usage que nous pourrions faire de ces données serait de construire un cas pour le porter devant les tribunaux. C’est ce que nous avons fait avec l’affaire dite Left to die boat: 72 migrants étaient morts au large de la Libye alors qu’ils avaient été croisés par différents navires ; un hélicoptère avait approché leur embarcation et offert de l’eau avant de disparaître sans jamais envoyer de secours.

Il s’agissait pour nous de produire une représentation cohérente de ces quinze jours en mer. Nous avons rassemblé de nombreux éléments — cartes, données océanographiques, photos, etc. — dans un rapport dans lequel nous instruisions le cas point par point.

[caption id="attachment_23295" align="aligncenter" width="1100"]Figure 8 Reconstitution de la dérive du bateau pendant 15 jours (Forensic Architecture). Figure 8 Reconstitution de la dérive du bateau pendant 15 jours (Forensic Architecture).[/caption]

Les témoignages des survivants étaient bien sûr parcellaires. Nous avons cherché les indices pour les corroborer. Un océanographe a fourni différents relevés météorologiques, grâce auxquels nous avons établi comment l’embarcation avait pu dériver. Avec un spécialiste des capteurs à distance nous avons analysé des images satellites pour tenter de repérer les signes des bateaux militaires. En combinant le diagramme de la dérive du bateau, les images satellites et les relevés géodésiques que les migrants avaient données lorsqu’ils avaient appelé à l’aide, nous avons tenté de reconstruire les faits dans un récit qui met en brèche la version officielle de l’OTAN du «rien vu, rien su». Nous n’avons malheureusement pas pu établir sous quels pavillons naviguaient les bateaux qui avaient été croisés: les images satellites ne nous l’ont pas permis. Au moins avons-nous prouvé que des bateaux étaient là, qui auraient pu intervenir.

Des plaintes ont alors été déposées dans différents pays — en France, en Espagne, en Belgique, en Italie, en Grande-Bretagne — contre les armées qui avaient participé à l’embargo, mais aussi au Canada et aux États-Unis pour atteintes à la liberté de l’information. En France, il y a eu jusqu’à présent deux jugements. Nous avons pu prouver qu’un avion français avait traversé la zone, puisqu’une photo prise de cet avion du bateau à la dérive a été publiée, mais nous n’avons pas pu identifier le pavillon des bâtiments à proximité de l’embarcation. Ironiquement, le juge a argué de l’extrême précision de notre rapport pour estimer qu’aucune preuve définitive ne pourrait donc être apportée.

C’est en tout cas à partir de ce cas que nous avons élaboré une méthodologie susceptible d’intéresser toutes les parties prenantes du champ des migrations, et d’être reconduite dans d’autres cas dramatiques. Nous avons lancé un site internet WatchTheMed qui rend publique cette information et permet aux différents acteurs de compléter les données disponibles, puis, en collaboration avec de nombreuses ONG, The Alternative Alarm Network — une ligne téléphonique qui facilite la possibilité pour elles de partir à la rescousse de bateaux en difficulté.