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Le Courrier | Vivre dans un bunker au péril de sa santé

Médecins et spécialistes se montrent critiques vis-à-vis de l’hébergement de requérants d’asile dans des abris de la protection civile.

Article de Pauline Cancela paru le 24 juin 2015 dans Le Courrier. Cliquez ici pour lire l’article sur le site du Courrier.

[caption id="attachment_21719" align="alignright" width="360"]Photo: Alberto Campi Photo: Alberto Campi[/caption]

Parce qu’elle possède de nombreux abris antiatomiques, la Suisse a cette particularité de loger des demandeurs d’asile sous la terre face à la pénurie de structures d’accueil. Une solution indigne pour les milieux de défense de l’asile, et vis-à-vis de laquelle plusieurs experts se montrent critiques. A long terme, la vie dans un abri de la protection civile peut être néfaste pour la santé. Alors qu’un large mouvement de protestation contre le recours à ces «bunkers» fait rage depuis plus d’une semaine à Genève, médecins et spécialistes répondent à nos questions.

A commencer par Sophie Durieux, responsable du Programme santé migrants des Hôpitaux universitaires genevois (HUG). Sans critiquer la décision de l’Hospice général de loger environ 150 requérants d’asile dans quatre abris de la protection civile (316 places), le médecin estime que la vie dans un bunker n’est pas sans conséquences sur la santé. Surtout lorsqu’elle concerne une population déjà fragilisée.

Contre-indication médicale

Sa consultation, régulièrement sollicitée par les requérants déboutés ou frappés d’une non-entrée en matière, n’a pas attendu les récentes manifestations pour émettre un avis médical en faveur de ceux dont l’état de santé contre-indique un logement en abri PC.
«Pour les personnes souffrant d’asthme, de diabète, ou de psychose, la contre-indication médicale est formelle. L’inclinaison des rampes d’accès et l’exigüité des lits superposés ne sont pas non plus adaptés à des personnes souffrant d’une fracture du bras ou de la jambe,», explique-t-elle.

Mais il est difficile pour les médecins de formuler un tel avis formel et contraignant s’agissant des personnes souffrant de stress post-traumatique ou de dépression – 24% des demandeurs d’asile à Genève selon une étude. «Sinon il n’y aurait plus personne dans ces abris», reprend Sophie Durieux. Or ils sont les plus à même de souffrir de ce type d’hébergement. «Le confinement, la promiscuité et l’absence de lumière naturelle conduisent certains à revivre des situations traumatisantes, liées à un séjour en prison, à la guerre ou à leur voyage pour arriver en Europe.»

Stress et troubles du sommeil

Et les statuts personnel et légal du requérants d’asile n’ont rien à voir là-dedans: «Nous soignons des patients, pas des permis!» Même si l’Hospice a visé la population probablement la moins vulnérable en choisissant les hommes célibataires.

Restent les conséquences sur la santé d’un hébergement prolongé sous la terre . «Tout dépend de l’état initial de la personne. Les requérants d’asile font souvent preuve d’une grande capacité de résilience et peuvent s’adapter à beaucoup de situations, mais il faudrait au moins leur annoncer la couleur, discuter avec eux et favoriser les initiatives sociales à l’extérieur des abris: pouvoir se faire à manger, avoir accès à des occupations, etc.»
Lorsque la durée du séjour est inconnue, certains migrants développent facilement des syndromes dépressifs. Pour le médecin, elle devrait être «annoncée à l’avance et la plus courte possible». D’autant plus s’ils sont sans activité.

«Les conditions de vie en abri sont un gros facteur de stress et provoquent parfois des angoisses et des troubles du comportement. On voit flamber des états de stress post-traumatique passés inaperçus», enchaîne le médecin Florence Faucherre, responsable de l’unité Psy&Migrants du CHUV à Lausanne. Pour la plupart des cas suivis par cette psychiatre, un retour «en surface» a suffi à soigner le problème. «On ne devrait loger personne dans ces bunkers, car les conditions de vie sont véritablement anxiogènes.»
Et puis il y a la question du sommeil, que la vie en abri peut perturber durablement. «Sur la longueur, le fait de dormir à trente dans un dortoir, sans accès à la lumière naturelle, et sans lieu pour se reposer la journée hormis les parcs peut provoquer d’importants troubles, selon nos interlocutrices. «Jusqu’à des états d’épuisement», signale la Doctoresse Faucherre.

Contraire aux droits humains

L’Organisation suisse d’aide aux réfugiés (OSAR) s’inquiète régulièrement de cette pratique, récurrente dans certains cantons. «L’abri antiatomique peut être une mesure d’extrême urgence seulement», relève son porte-parole Stefan Frey. Lui-même dit avoir souffert de dépression lorsqu’il a dû loger quelques semaines «au trou» durant son service militaire.
Nicole Andreetta, aumônière de l’Agora auprès des abris PC genevois, le constate sur le terrain: «Après quelques semaines dans un bunker, les personnes perdent leur énergie et l’envie de vivre.» «C’est encore plus problématique lorsqu’aucun programme d’occupation n’est prévu le jour. A Genève, ces prestations sont limitées», ajoute Denise Graf, d’Amnesty International. Passer six mois sous terre est selon elle contraire aux droits humains et illégal dans certains cas. La Commission nationale de prévention de la torture limite d’ailleurs cette durée à trois semaines, souligne-t-elle.

Le Collectif du Grütli et Mauro Poggia se rencontrent

La Maison des Arts du Grütli est désormais occupée depuis huit jours par une quarantaine de requérants d’asile du foyer des Tattes, qui s’opposent à leur transfert dans des abris PC. Ce mardi, quatre nouveaux migrants auraient pris leurs quartiers dans ce théâtre, après avoir été informés par l’Hospice général de leur futur déménagement sous terre. Cet hébergement militant devrait encore être toléré aujourd’hui par la Ville de Genève, propriétaire des lieux. Le collectif s’active pour trouver une nouvelle solution temporaire (lire nos éditions précédentes). En début de soirée, près de deux-cent personnes ont une nouvelle fois manifesté en ville.

Hier après-midi, une rencontre a eu lieu entre une délégation du Collectif pour l’occupation du Grütli (quatre migrants, des représentants des associations et le médiateur Ueli Leuenberger) et les conseillers d’Etat Antonio Hodgers, chargé du Logement, et Mauro Poggia, chargé des Affaires sociales, ainsi que le directeur de l’Hospice général, Christophe Girod. Les membres du collectif ont relevé un «progrès» à l’issue des discussions. Mauro Poggia a évoqué certaines pistes alternatives d’hébergement, qui ne seront toutefois pas envisageables avant 2016. Par ailleurs, aucune solution concrète pour le relogement à court terme des migrants du Grütli n’a été trouvée. «Mais aucune piste n’est exclue», selon le magistrat.

Ce point de discorde devrait encore perdurer. Mauro Poggia a en effet réaffirmé que la création immédiate de nouvelles places d’accueil, même temporaires, devrait avant tout profiter aux requérants logeant actuellement dans les abris. «Dans le cas contraire, ils ne comprendraient pas et pourraient se révolter, a déclaré le magistrat. Le principe d’équité exclut de privilégier les requérants du Grütli.» L’affaire n’est donc pas réglée, mais le conseiller d’Etat a accepté de poursuivre les discussions avec le collectif sur le long terme.

Dans la soirée, dans un communiqué, le président du PLR Alexandre de Senarclens a estimé que le mouvement Stop Bunker est «irresponsable, irrespectueux et indéfendable». Il a justifié le recours à des abris PC, «en temps de crise», mais préfère que les familles avec enfants et les personnes qui n’ont commis aucun délit en soient préservés. «Oui, c’est une discrimination au détriment d’hommes célibataires, déboutés et (parfois) condamnés pénalement pour différents délits.»