Eurosur n’a pas pour but de diminuer les naufrages
Le Comptoir des médias est intervenu auprès de la RTS à propos de l’émission consacrée au « premier débat de la Commission européenne sur l’immigration » (12h30, La 1ère, 04.03.2015).
Pour préciser les propos de l’invitée, la journaliste de la RTS a déclaré:
« Le but d’Eurosur est de diminuer l’immigration illégale et d’éviter les naufrages, mais aussi de lutter contre la criminalité transfrontalière ».
Le Comptoir a considéré nécessaire d’intervenir avec les arguments suivants:
Nous aimerions apporter deux précisions à vos propos, l’une concernant la terminologie, l’autre touchant aux objectifs du système Eurosur.
Concernant la terminologie, Vivre Ensemble milite pour que les discours politiques et médiatiques soient dénués de préjugés. Nous, comme beaucoup d’autres associations, luttons pour que le terme « illégal » soit banni de la terminologie et que soit utilisé à sa place le terme « irrégulier », comme William Lacy Swing, directeur général de l’OIM, l’a défendu sur les ondes de la RTS (Mise au point du 5 octobre 2014):
« C’est une distinction très importante parce que les gens qui viennent de façon irrégulière, sans papiers, sans visas, ne sont pas des criminels. Ils sont des êtres humains comme nous, qui ont besoin au moins d’être interviewés ».
Comme vous le savez, les mots possèdent une connotation: ils évoquent des images, des sensations. Dans l’imaginaire occidental, le mot « illégal » renvoie au fait de vivre hors-la-loi. L’amalgame ou le glissement est vite fait de « illégal » et « criminalité ». Or, la très grande majorité des personnes traversant la Méditerranée le font car ils fuient des guerres et des persécutions (aujourd’hui, une majorité est syrienne) et ils ont dès lors le droit de demander une protection au pays d’accueil. Ils ne sont donc pas dans l’illégalité, bien au contraire.
Des associations et médias anglophones se sont penchés sur la question et ont banni l’utilisation du mot « illégal ». Pour information, je vous mets ici quelques liens sur la question:
- « Undocumented, not illegal: New campaign advocates for accurate terminology in all EU languages« ;
- Dans le document, élaboré par PICUM, on admet les termes « sans-papiers » et « migrant irrégulier » pour le français.
- « Human Rights Watch Guidelines for Describing Migrants« .
A noter d’ailleurs qu’Associated Press, entre autres, a décidé d’exclure le terme « illégal ».
Nous vous invitons donc, dans le futur, à ne plus utiliser ce terme pour qualifier les migrants et y préférer le terme de « migration irrégulière ».
Deuxièmement, nous souhaitons attirer votre attention sur la mission d’Eurosur. En effet, Eurosur est un instrument de l’agence Frontex pour la surveillance des frontières. Même si Frontex affiche la volonté de sauver des vies, sa mission est pour le moins ambiguë.
L’association Frontexit le rappelle, « surveiller n’est pas veiller sur« . Selon la même association, les opérations de Frontex ne sauraient aucunement aider les opérations de sauvetages en mer, mais seraient pour partie responsables des naufrages répétés en Méditerranée. Nombreux chercheurs et journalistes -dont Claire Rodier, Olivier Clochard et Stefano Liberti- l’ont montré: plus on augmente les contrôles et plus les migrants prennent des risques: « Présentée comme le gendarme de l’Europe, Frontex, l’agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures, tente de bloquer les flux migratoires vers l’Europe, contraignant sans cesse les migrants à modifier leurs itinéraires. Au risque de mettre en danger des vies et de passer outre des accords internationaux qui font de la possibilité de quitter son pays un principe », résume Claire Rodier dans l’article « Frontex, l’agence tout risque » (v. aussi cet article paru dans MicMag et cette frise chronologique proposée par le cartographe Philippe Rekacewicz).
Enfin, il nous semble toujours important de mesurer l’impact des expressions utilisées lorsqu’il s’agit de discuter des flux migratoires et leur correspondance avec la réalité. Ainsi, vous rappelez que « les derniers chiffres de Frontex font état d’une immigration illégale toujours plus importante, +150% je crois, au sein de l’UE durant le dernier trimestre (…). Est-ce qu’on peut laisser cette immigration galopante comme ça? ». Le dernier rapport Frontex fait bien état d’une augmentation de 150% des flux migratoires vers l’Europe au troisième trimestre 2014 par rapport à la même période de 2013. Toutefois, l’expression « immigration galopante » laisse entendre que la Suisse et l’Europe doivent faire face à un « afflux incontrôlé » de migrants. Une expression pouvant créer un sentiment de peur au sein du public. Alors que la réalité mérite d’être nuancée.
En effet, il faut rappeler qu’au niveau global, 4/5 des réfugiés sont accueillis dans les pays du sud et 2/3 des personnes se réfugient à l’intérieur de leur propre pays (déplacés internes). A l’échelle européenne, les flux migratoires sont très variables selon les pays: si l’Italie a effectivement accueilli un nombre toujours plus important de migrants, ceci n’est pas le cas pour la Suisse, où 28’631 demandes ont été enregistrées en 2012, 21’465 en 2013 et 23’765 en 2014 (v. les chiffres sur notre site). Nous vous invitons à lire nos articles qui traitent justement de la question de la (non) « hausse des demandes d’asile » afin que vous puissiez mieux comprendre notre raisonnement et vous appuyer sur des éléments chiffrés et exhaustifs: « Drame de Lampedusa: un ‘afflux de migrants’, vraiment? » et « Hausse des demandes d’asile: beaucoup de bruit pour rien« .
Notre intervention n’a pas reçu de réponse de la part de Mme Braconnier.