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Notre regard

Le Courrier | Asile: l’espoir s’arrête à Côme

Reportage au cœur de la ville-frontière italienne. Bloquées dans ce goulet d’étranglement, des centaines de personnes attendent de pouvoir demander l’asile plus au nord.

Article de Meret Michel (traduit de l’allemand par Dominique von Burg), publié dans Le Courrier, le 1er septembre 2016. Cliquez ici pour lire l’article sur le site du Courrier.

Hassan Muhammad et Ali Mustafa* sortent du train et déambulent le long du quai en direction du bâtiment de la gare de Chiasso. Au bout du convoi se tiennent déjà deux gardes-frontière suisses qui les attendent. Comme si les deux parties avaient répété leur rôle, Hassan tend une feuille de papier au douanier bougon, qui s’en saisit et leur signifie d’attendre.

[caption id="attachment_34271" align="aligncenter" width="1500"]Le parc en face de la gare de Côme, août 2016. Photo: Alberto Campi/We Report Le parc en face de la gare de Côme, août 2016. Photo: Alberto Campi/We Report[/caption]

C’est la deuxième fois que ces Erythréens de 17 ans essaient de demander l’asile en Suisse. La première, raconte Hassan, la police l’avait déjà retenu à la gare. Puis il a été emmené au poste de police. «Ils m’ont demandé où je voulais aller. J’ai répondu: ‘En Suisse. Mon frère s’y trouve.’» Hassan a montré au garde-frontière la copie du message Whatsapp que son frère lui avait envoyé en guise de preuve: «Je m’appelle Hassan. Mon petit frère est en Italie. Je voudrais qu’il me rejoigne à Sion. Il y a cinq ans que je ne l’ai pas revu et il me manque beaucoup. Mon frère a 17 ans.»

Au poste, il a dû se déshabiller complètement, les policier ont pris les empreintes de ses index, ont noté son nom, son âge et son pays d’origine. Après quelques heures, ils l’ont ramené à la frontière et l’ont remis à la police italienne. Cette dernière l’a reconduit en voiture à la gare de Côme.

Déportations au sud

Hassan Muhammad et Ali Mustafa ne sont pas des cas isolés. «C’est ce qui se passe actuellement à la frontière», déclare la députée socialiste (TI) Lisa Bosia Mirra. Parmi les demandeurs d’asile qui ont voulu passer la frontière helvétique ces dernières semaines, un grand nombre ont été renvoyés en Italie. Beaucoup d’entre eux voulaient pourtant demander l’asile en Suisse.

En faisant le tour des réfugiés à Côme, on n’en trouve pratiquement aucun qui n’a pas tenté sa chance au moins une fois – pour être à nouveau renvoyé. «On ne distingue aucune forme de logique, poursuit Mme Mirra. Certains sont pris, d’autres renvoyés, et ce même s’ils ont de la parenté en Suisse. Alors que chaque personne qui arrive à la frontière a le droit de déposer une demande d’asile. Avec ou sans documents.»

La plupart de ceux que la douane suisse renvoie sont ramenés à Côme par la police italienne. Entre-temps plus de cinq cents personnes (environ trois cents aujourd’hui, leur nombre a diminué depuis la date du reportage, ndlr) dorment ici, autour de la gare et devant, dans le parc. Toutefois, comme le racontent tant les réfugiés que les militants, d’autres sont déportés dans le sud de l’Italie.

«On a même emmené des mineurs vers le sud. Ce n’est pas légal», soutient Lisa Bosia Mirra. Assise dans l’herbe du parc devant la gare de Côme, elle n’arrive que difficilement à cacher sa colère. «La Suisse ne peut pas violer les Conventions de Genève seulement parce qu’Ueli Maurer commande à présent les gardes-frontière.»

Renforcer la solidarité

Voilà quatre semaines que Mme Mirra se rend presque quotidiennement à Côme. Elle consigne méticuleusement les histoires de ceux qui voulaient venir en Suisse et ont été repoussés à la frontière. Elle rassemble les justificatifs de ceux qui ont de la parenté en Suisse, les imprime et les confie aux personnes qu’elle renvoie à la frontière, papiers à la main. «Nous ne pouvons pas dire exactement combien sont renvoyés et combien parviennent à passer.» Une chose est certaine: des trente mineurs qui ont de la parenté en Suisse et qu’elle a envoyés à la frontière avec les documents correspondants, quinze ont à nouveau été repoussés.

Avec la frontière suisse, le dernier chas de l’Europe en direction du Nord se ferme. «Nous devons faire face à de gros problèmes», explique Alessandro Deitone. Il fait déjà sombre et le bénévole est assis dans un cercle d’environ cent cinquante personnes – des réfugiés et quelques militants de Côme. «La frontière est fermée, des humains sont déportés, ici à Côme vous dormez dans le parc à la belle étoile. Nous voulons essayer de trouver une solution commune pour tous, vous-mêmes devriez être maîtres de votre destin, pas la Suisse ou les gouvernements européens.»

Les rencontres vespérales sont devenues un rituel dans le parc. Les migrants y exposent leurs problèmes, les activistes les informent de ce qui va se passer les jours suivants, si des actions sont envisagées. Ensemble, militants et demandeurs d’asile s’emploient à renforcer la solidarité. «Quand je suis arrivé, les gens étaient juste assis, ils attendaient et essayaient toujours de nouveau de franchir la frontière. C’était le chaos», illustre Amir Salim.

Le Soudanais se trouve à Côme depuis quinze jours, arrivé du sud de l’Italie. Comme presque tous les autres il a vécu des moments terribles pour arriver jusqu’ici. Il a été enlevé en Libye et n’a pu en réchapper qu’avec l’aide d’un policier. Dans le camp du sud de l’Italie, il a été rossé par des agents jusqu’à en perdre connaissance. «C’est normal en Italie, remarque-t-il dans un haussement d’épaules. En comparaison avec d’autres j’ai eu de la chance.» Il souhaiterait poursuivre vers la Suisse, mais il n’a pas encore tenté de franchir la frontière. «De toute façon, ils sont tous renvoyés. Pourquoi me donnerais-je cette peine?»

En lieu et place il s’efforce d’organiser les réfugiés à Côme. Après ses premiers échanges avec les bénévoles venus aider sur place, il a eu l’idée que chaque groupe ethnique nomme un représentant: une personne pour les Erythréens, deux pour les Ethiopiennes, un pour les Africains de l’Ouest, lui-même représentant les Soudanaises et les Somaliens. Car l’atmosphère est tendue; des querelles ou des bagarres surgissent presque tous les jours. Les chefs de groupe servent de médiateurs, apaisant les tensions. Pour Salim, il est certain que les migrants réunis dans le parc ne peuvent compter sur le soutien de la Ville ou même de la police. «Que nous soyons ici est d’abord notre problème. Il faut donc que nous travaillions à trouver des solutions pour y vivre mieux.»

Solution. On entend souvent ce mot ces jours à Côme: les migrants veulent échapper à l’incertitude. Un Erythréen l’exprime en allant à l’essentiel: «Nous ne sommes pas venus en Europe pour être traités comme des animaux, dormir à la belle étoile et faire la queue pour avoir à manger. Si nous sommes ici, c’est que nous avons dû quitter notre patrie et que nous cherchons à assurer notre existence en Europe.»

Mais quelle peut être la solution, quand le problème se nomme «système Dublin»? Aux personnes aspirant à venir en Suisse reste un espoir: que leur demande d’asile soit acceptée au prochain passage. Pour celles qui voudraient transiter par la Suisse, afin de rejoindre leur famille en Allemagne ou dans un autre pays européen, ne demeure qu’une seule voie: la frontière verte. Vu de l’extérieur, le périple des réfugiés fait penser à un jeu de l’oie absurde; à chaque instant, on peut de nouveau devoir reculer de quelques cases, et réussir n’est plus qu’une question de chance.

Ménager les touristes

A la gare de Côme, le premier train roule à 5h30. Il grince si fort à son arrivée qu’il réveille jusqu’aux plus épuisés. «Il est impossible de dormir ici», affirme Chalid Jassin en se rendant vers l’automate à café. «Ni même de se reposer. Tu n’es jamais seul, toujours parmi d’autres personnes. Et pourtant tu te bats pour toi-même.» Chalid, 24 ans, est un cas unique à Côme: il vient de Gaza, ayant pris la fuite au dernier jour de la guerre de 2014.

La voiture avec laquelle il roulait vers l’Egypte a été la cible de tirs de roquette. De là, il a continué vers la Libye, a fait un détour par la Tunisie, avant de monter à bord d’un bateau en direction de l’Italie. Lui aussi laisse apparaître l’épuisement consécutif à ces deux semaines d’incertitude sous le ciel de Côme. Son objectif: la Suède. Mais lui aussi est resté coincé à la frontière devant Chiasso. Chalid n’est pas du genre à renoncer, il peaufine son projet de page web sur Côme. Il veut rassembler les histoires de ses pairs, raconter ce qui se déroule ici. «Si tu veux savoir quelque chose sur Côme, tu le trouveras sur ‘Yalla Como’.»

Ces dernières semaines, le réseau des volontaires est passé de quelques douzaines à plus de cent soixante personnes, au plus fort de la crise. Les bénévoles ont apporté des tentes ainsi qu’une génératrice au diesel, pour que les migrants puissent recharger leurs portables. Au milieu du parc se dresse une tente d’information avec des prospectus sur la situation légale en Suisse. A la paroi de la tente sont épinglées une carte de l’Europe et une de la Suisse. Comme sur la route des Balkans, de simples citoyens font en sorte que les migrants ne soient pas complètement livrés à eux-mêmes.

La contribution de la Ville se limite à l’édification de conteneurs pour les réfugiés un peu plus loin. Mais, d’après les militants, il s’agit moins d’assurer un toit aux gens que de les soustraire au regard des touristes qui se dirigent tous les jours de la gare vers la ville en traversant le parc. Côme est dirigée par les sociaux démocrates, mais la Ligue du Nord y tient une base solide. Et l’extrême droite a déjà manifesté son mécontentement. Il arrive que des individus se rendent dans le parc la nuit, bâton à la main, insultant les migrants en italien. Un jour, quelques personnes ont suspendu un panneau dans la parc: «Côme n’est pas la poubelle de l’Europe.»

Les retrouvailles

Le soleil tape sur la place de la gare centrale de Milan, en ce dimanche après-midi. Obrahim Bari est assis sur une grille de bois foncé devant un pavillon vide. Voilà deux semaines que le jeune homme de 17 ans, originaire de la Guinée Afrique de l’Ouest, dort là. Il est retourné à Milan après avoir essayé d’atteindre la Suisse à trois reprises. Il veut tenter à nouveau, mais il n’a plus d’argent.

A dix minutes à pied de la gare, une longue queue s’est formée devant l’entrée du Progetto Arco. Comme chaque midi, l’organisation distribue de la nourriture aux réfugiés déboutés qui échouent à Milan. «Nous sommes toujours en mesure de gérer l’urgence», affirme Alice Stefanetto, responsable de la récolte de fonds. Le samedi précédent, quatre cents personnes ont dormi dans les locaux de Progetto Arco – au lieu des septante-cinq prévues. «Mais le problème est de maîtriser l’avenir. Qu’allons-nous faire de toutes les personnes qui restent en Italie?»

Retour à Côme. «Ali!» J’interpelle le jeune homme qui passe et lui demande ce qui s’est passé. Il hausse les épaules. «Comme d’habitude. Ils ont pris nos empreintes digitales et m’ont ramené en Italie. Hassan, je ne sais pas où il est. Nous avons été séparés. Son portable ne répond plus.» Peut-être parce qu’entre-temps il a atteint le centre d’accueil de Chiasso. Ali veut tenter le voyage. Encore.

*Les noms ont été changés.

Paru dans Die Wochenzeitung du 18 août.