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Notre regard

Analyse | La Libye, l’Europe et les flux migratoires: Pactiser, quoi et à quel prix?

La place particulière que la Libye occupe dans les flux migratoires en direction de l’Europe n’est pas neuve [1]. Le web garde des traces du «franc-parler» de Kadhafi, ancien homme fort de la Libye, demandant ouvertement de l’argent afin de stopper le départ des migrants vers l’Europe [2]. Il en va de même pour l’accueil chaleureux que lui ont réservé les dirigeants de certains pays comme l’Italie et la France. Le rappel de ces souvenirs «refoulés» permet de mieux comprendre des effets probables que le changement drastique du contexte politique pourrait provoquer dans la politique migratoire de l’Union européenne [3].

Dans le même numéro, lire la chronique « Libye | Chaos et impunité« 

Vu la situation actuelle de guerre et de chaos en Libye (p. 15), il serait faux de dire que les migrants se lancent dans la traversée périlleuse de la Méditerranée uniquement pour fuir la guerre et la misère dans leur pays d’origine. Si leur «choix» de passer par la Libye en dit long sur la situation qu’ils ont fuie, les conditions et les traitements qu’ils y subissent semblent être un des facteurs à l’origine des tentatives les plus désespérées de certains.

Face à cette situation, quelle est la réponse de l’UE et de ses membres? Le Premier ministre de Malte, pays qui préside actuellement l’UE, a milité au début de cette année pour signer avec la Libye un accord similaire à celui conclu avec la Turquie le 18 mars 2016 [4]. Une proposition qui a provoqué une forte indignation, laissant croire à un refus de l’UE d’entrer dans un tel marchandage. [5] Or, le Conseil de l’UE tenu à Malte le 3 février 2017 ne semble pas avoir opté pour une «solution» totalement différente.

Il a approuvé le protocole signé entre l’Italie et le gouvernement de Tripoli visant à aider ce dernier à contenir les flux migratoires en direction de l’Europe [6]. Parmi les principales propositions de l’UE figurent les principes suivants: entraîner les gardes-côtes libyens, lutter contre les trafiquants, améliorer les conditions dans les centres de réception en Libye, supporter les communautés locales, inciter les retours «volontaires» aux pays d’origine et collaborer avec les pays aux alentours pour empêcher l’arrivée de migrants en Libye. Une aide de plus de 200 millions d’euros a également été prévue pour le gouvernement de Tripoli [7].

Dessin de HERJI

Les conclusions du Conseil de l’UE du 3 février 2017 dévoilent notamment le désir des pays européens d’abandonner les opérations de sauvetage de migrants en mer et d’externaliser le contrôle des flux migratoires [8]. Tout laisse donc croire que peu de choses ont changé dans la politique migratoire de l’UE depuis l’époque où Kadhafi et Berlusconi étaient au pouvoir. L’accord conclu entre ces dirigeants, tant moqué en 2008 [9], stipulait déjà que les deux pays allaient travailler ensemble pour endiguer les flux migratoires. Sur cette base, l’Italie avait refoulé des bateaux vers la Libye, au grand dam du Haut Commissariat aux réfugiés (HCR) [10]. Jusqu’à la chute de Kadhafi, la Libye était devenue l’un des pays les plus convoités par l’UE et certains de ses membres pour le contrôle des flux migratoires en direction de l’Europe.

Est-ce pour faire oublier ces tentatives peu reluisantes que le Premier ministre de Malte se réfère davantage à l’accord UE-Turquie de 2016 qu’à l’accord Italie-Libye de l’époque? Un «oubli» qui semble accommoder à la fois les autorités européennes et libyennes, peu enclines à vouloir donner l’impression d’un retour en arrière. Il n’empêche que les objectifs ou les ambitions restent similaires. On y retrouve l’intention de bloquer l’arrivée des migrants et les refoulements en contrepartie d’une aide financière. L’Italie est à nouveau l’interlocutrice européenne privilégiée de la Libye. C’est elle qui a signé un protocole avec le gouvernement de Tripoli visant à renforcer la «collaboration» dans le domaine de l’immigration, le 2 février 2017.

De fait, même si on essaie de brouiller les pistes, le but est de ne pas laisser les migrants quitter ce pays en plein chaos et guerre civile pour ne pas être obligé de les accueillir. Une des seules différences notables entre les années Kadhafi et aujourd’hui est qu’on ne parle pas (encore) d’expulsions vers ce pays. Dès que la situation en Libye se dirigera vers un semblant de stabilité, il est probable que les propositions de l’UE évolueront vers un accord dans lequel la possibilité de refouler ou renvoyer les migrants en Libye pourrait figurer.

Ibrahim Soysüren, juriste et sociologue


Notes:

[1] Jacques, G. (2013). «Migrations en Libye: réalités et défis», Confluences Méditerranée, 87(4), 55-66.

[2] The Telegraph, «Gaddafi: Europe will ‘turn black’ unless EU pays Libya £4bn a year», 31 août 2010.

[3] Morice, A. & Rodier, C. (2013) «Politiques de migration et d’asile de l’Union européenne en Méditerranée», Confluences Méditerranée, 87 (4), 109-120.

[4] Reuters, «EU needs Turkish-style migration deal on Libya: Maltese PM», 18 janvier 2017.

[5] The Guardian, «Migration: EU rejects proposals for Turkey-style deal for Libya», 25 janvier 2017.

[6] Mémorandum entre l’Italie et la Libye: «Memorandum d’intesa sulla cooperazione nel campo dello sviluppo, del contrasto all’immigrazione illegale, al traffico di esseri umani, al contrabbando e sul rafforzamento della sicurezza delle frontiere tra lo Stato della Libia e la Repubblica Italiana», 2 février 2017.

[7] Euractiv.com, «EU leaders approve plan to curb migration from Libya, Africa», 3 février 2017.

[8] Conseil de l’Europe, «Malta Declaration by the members of the European Council on the external aspects of migration: addressing the Central Mediterranean route», communiqué, 3 février 2017.

[9] Traité entre l’Italie et la Libye: «Trattato di amicizia, partenariato e cooperazione tra la Repubblica italiana e la Grande Giamahiria araba libica popolare socialista», signé à Bengazi le 30 août 2008.

[10] Sophie Malka, «Vous avez dit décomplexé?», Vivre Ensemble, n° 123, juin 2009.