Grèce | Entre piège et tourmente
En proie à une crise économique et à des mesures d’austérité touchant l’ensemble de sa population, la Grèce subit une forte pression de l’Union européenne. Bruxelles souhaite voir Athènes continuer à jouer son rôle de garde-frontière, ou en tous cas d’intermédiaire avec la Turquie. Mais aussi, à terme, à rendre à nouveau la Grèce «Dublin compatible» et permettre aux États parties à l’accord de Dublin d’y transférer les demandeurs d’asile.
Depuis janvier 2011, suite au fameux arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme M.S.S. contre Belgique, les transferts Dublin vers la Grèce sont considérés comme illicites, sous peine de violation de l’article 3 CEDH interdisant la torture et les traitements inhumains et dégradants. Les juges européens avaient alors constaté des «défaillances systémiques» dans le système d’asile grec, en termes de conditions d’accueil et de procédure d’asile.
Entre-temps, la Grèce a modifié sa législation et le nombre de demandes d’asile enregistrées a fortement augmenté (55’000 demandes déposées en novembre 2017 selon l’EASO contre 13’000 deux ans plus tôt). Mais le pays n’est toujours pas une terre d’asile pour les personnes y cherchant une protection. Pas plus qu’il ne permet à celles et ceux obtenant un statut d’imaginer y reconstruire leur vie.
Perspectives d’intégration inexistantes
Dans une étude juridique détaillant les conditions d’existence des personnes titulaires d’une protection internationale, le Refugee Support Agean (RSA), une ONG grecque active dans la défense des personnes réfugiées, dresse un constat sans appel: «Les droits et la protection effective n’existent que sur le papier» [1].
Alors que leur statut devrait s’accompagner de perspectives d’intégration dans la société hellénique, les titulaires d’une protection internationale (statut de réfugié ou protection subsidiaire) n’en ont aucune. La déliquescence du système social grec les touche de plein fouet. S’ajoutent des conditions d’existence et humanitaires inadéquates, une précarité absolue et des menaces sur leur propre sécurité (violences de genre, contre les mineurs, exploitation, attaques racistes). L’ONG souligne le manque d’accès à la nourriture, aux toilettes, à l’eau, aux soins, à l’électricité. Elle détaille, témoignages à l’appui, la vie dans la rue, dans des squats. Mais aussi le maintien dans les hotspots pendant plusieurs mois après avoir obtenu leur statut de réfugié ou de protection internationale.
Si des poches d’humanité et de résistance s’organisent (voir article Hotel City Plaza), elles ne suffisent de loin pas à combler les manques d’accès aux besoins les plus fondamentaux. Les témoignages des réfugiés cités dans le rapport s’entendent sur un point: tous aspirent à sortir de ce piège, à rejoindre leur famille, à retourner à la vie.
Les hotspots, honte absolue de l’Europe
Symboles de l’échec et de l’hypocrisie de la politique migratoire européenne, les hotspots sont situés sur les îles proches des côtes turques. Ils ont été conçus en mars 2015 comme lieu d’enregistrement des demandeurs d’asile pour des séjours de courte durée en vue d’une relocalisation vers les pays européens. Ces derniers n’ayant pour la plupart pas rempli leurs engagements, les hotspots sont vite devenus des centres de détention et les îles des prisons à ciel ouvert pour les hommes, femmes et enfants arrivés par bateau de Turquie et bloqués dans leur exil.
Certains y croupissent depuis plus de 20 mois dans des conditions inhumaines en raison de la surpopulation, dénonçait une coalition d’ONG début décembre appelant le gouvernement grec et l’UE à lever ce blocus avant l’hiver et à transférer les personnes sur le continent [2]. En janvier 2017, trois personnes étaient mortes en quelques jours particulièrement froids. Début décembre 2017, le ministre grec en charge des migrations n’a pas exclu que l’île de Lesbos et son camp surpeuplé de Moria puissent à nouveau connaître des morts durant l’hiver [3]. Les menaces contre la sécurité et la santé des personnes vulnérables – femmes et mineurs isolés notamment – sont par ailleurs documentées [4].
Selon les chiffres publiés par le Bureau d’appui européen le 13 décembre 2017, plus de 15’000 demandeurs d’asile étaient bloqués sur Lesbos, Chios, Kos, Leros et Samos, alors que la capacité d’hébergement n’y excéderait pas 8000 places [5]. L’opération de «décongestion» de ces îles menée entre le 27 novembre et le 27 décembre 2017 par les autorités helléniques ne suffira sans doute pas à résoudre la situation. Quelque 4512 personnes auraient été transférées sur le continent. Or, dans le même temps, 2323 nouveaux réfugiés ont accosté sur les îles (depuis la Turquie), selon un communiqué officiel [6]. Les autorités s’étaient jusqu’ici refusées à soulager les îles au motif que l’accord passé entre l’Union européenne et la Turquie [7] en 2016 l’interdisait. De fait, les États de l’UE estiment qu’une fois sur le continent, les demandeurs d’asile peuvent plus facilement «disparaître».
Doit-on voir dans ce changement d’attitude des autorités grecques le signe d’une révolte d’Athènes vis-à-vis de Bruxelles et de Berlin? Le fruit des pressions du HCR et des ONG sur l’UE et la Grèce? Ou encore le mécontentement croissant de la population des îles et le blocage des ports? Une chose est sûre: un «deal» entre Athènes et Erdogan début décembre, étendant le champ d’application de l’accord UE-Turquie, a ouvert la voie à ces transferts sur le continent.
A quel prix? La décision – inédite – prise par le ministre grec des migrations, le 8 janvier 2018, de contester devant la justice la décision de son administration d’octroyer une protection à des officiers turcs n’est peut-être pas sans lien avec cet assouplissement. Ces hommes étaient accusés par Ankara d’avoir participé au coup d’État de 2016 et la Turquie avait demandé leur extradition.
SOPHIE MALKA