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swissinfo |  L’affaire de l’Aquarius ne changera pas les politiques migratoires

Malgré la portée symbolique, juridique et humaine de la fermeture des ports à divers navires d’ONG, le ministre de l’Intérieur Matteo Salvini réussira difficilement à imposer davantage de solidarité avec l’Italie aux pays européens, estiment plusieurs experts. Le cas de l’Aquarius a rendu encore plus évidente la fracture au sein de l’Union européennes et l’incapacité des pays membres à trouver une réponse commune au défi du siècle. 

Article de Stefania Summermatter, publié sur swissinfo.ch, le 19 juin 2018. Cliquez ici pour lire l’article sur le site swissinfo.

Après neuf jours en mer, otages d’une Europe de plus en plus divisée, les 629 migrants et réfugiés secourus le 9 juin par le navire Aquarius ont débarqué dimanche dans le port espagnol de Valence.

Si leur odyssée en Méditerranée est désormais terminée, le bras de fer entre l’Italie et l’Union européenne (UE) se poursuit au rythme de Twitter et du hashtag #chiudiamoiporti (fermons les ports!), qui est devenu le symbole de la nouvelle ligne sur l’immigration du ministre de l’Intérieur et vice-président du Conseil Matteo Salvini.

Une ligne dure qui vise pour l’instant uniquement les navires des ONG. Depuis 2014 et la fin de l’opération Mare Nostrum, ils patrouillent à travers les eaux de la Méditerranée pour tenter de sauver les migrants de la mort. Après l’affaire de l’Aquarius, Matteo Salvini a refusé samedi l’accès aux ports à deux autres navires d’ONG, battant cette fois-ci pavillon néerlandais, avec plus de 500 personnes à bord. L’objectif déclaré du chef de la Ligue (extrême droite) est de pousser l’Europe vers une révision de l’accord de Dublin afin d’alléger la charge supportée par les pays méditerranéens, qui sont géographiquement en première ligne, et d’éliminer la règle obligeant les migrants à demander l’asile dans le premier pays dans lequel ils arrivent.

Cette démonstration de force de Matteo Salvini, qui viole le droit international, n’a rien de surprenant, puisqu’elle s’inscrit dans la continuité de la politique de fermeture lancée il y a un an par son prédécesseur Marco Minniti, explique Charles Heller, chercheur et expert en migration américano-suisse. «Marco Minniti avait déjà menacé de fermer les ports, avant d’imposer un code de conduite aux ONG criminalisant leur action humanitaire et de conclure un pacte avec la Libye. Une stratégie qui a conduit l’an dernier à une forte diminution des débarquements en Italie, qui ont atteint leur plus bas niveau depuis 2013, mais qui n’ont pas empêché Matteo Salvini d’aller encore plus loin.

Au-delà de Dublin, le nœud européen de l’immigration 

Ce n’est pas la première fois qu’un Premier ministre ou un ministre italien tente, à sa manière, de faire pression sur l’Europe pour obtenir davantage de solidarité. Pour Etienne Piguet, professeur à l’Université de Neuchâtel, «il serait cependant naïf de penser que ce tour de force conduise à une réforme radicale de l’Accord de Dublin, comme le prétend Matteo Salvini». La question sera abordée lors d’un sommet du Conseil européen les 28 et 29 juin, mais l’idée d’un mécanisme de répartition obligatoire entre les 27 États membres de l’Union a déjà été rejetée. «Le risque est maintenant que les Etats européens choisissent la voie du chacun pour soir, sur le modèle hongrois, et cessent de collaborer.»

Ferruccio Pastore, directeur du Forum international et européen de recherche sur l’immigration (FEM) basé à Turin, estime aussi qu’une révision substantielle du règlement de Dublin est hautement improbable et que Matteo Salvini en est conscient. «C’est pour cette raison qu’il essaie d’agir sur un autre terrain, celui de la mer, ce qui est problématique tant d’un point de vue moral que juridique. Je ne pense pas, cependant, qu’il dispose d’une grande marge de manœuvre. Le paradoxe est qu’en Europe, il existe un consensus sur le fait que l’Italie ne doit pas être livrée à elle-même, mais les paroles ne débouchent pas sur des actes.»

En outre, une réforme de l’accord de Dublin ne résoudrait pas le problème, souligne Ferruccio Pastore. «Au cours des quatre dernières années, l’Italie a vu l’arrivée de plus d’un demi-million de migrants africains. Il s’agit pour la plupart de jeunes hommes, avec un faible niveau de formation et qui ne remplissent aucun critère pour obtenir le statut de réfugié ou la protection subsidiaire. Ces personnes ne font donc pas partie d’un éventuel programme de relocalisation au sein de l’UE et placent l’Italie dans une situation unique par rapport à d’autres pays européens.»

L’Allemagne, par exemple, a certes accueilli plus d’un million de personnes en 2015, mais il s’agissait pour la plupart de familles de réfugiés syriens, avec un niveau d’éducation supérieur et donc plus de chances de s’insérer sur un marché du travail allemand en situation de plein emploi. «Un demi-million de jeunes Africains ne constituent pas une menace existentielle pour l’Italie, mais ce n’est pas non plus un fait négligeable. Si Dublin doit vraiment être réformé, nous devons également nous rendre compte que la gestion de la migration va au-delà de la question de l’asile, qui, en l’absence de voies légales, est devenu le seul moyen d’obtenir un permis pour venir en Europe.»

Lorsqu’une frontière se ferme, une autre s’ouvre

L’UE semble toutefois incapable de trouver un consensus sur une nouvelle politique migratoire et l’affaire de l’Aquarius a rendu la fracture et l’incohérence qui existe au sein des pays membres encore plus flagrante. La France, qui a fermé depuis longtemps sa frontière de Vintimille, accuse l’Italie de cynisme. L’Espagne fait preuve de solidarité mais barricade ses enclaves marocaines de Ceuta et Mellila. La chancelière allemande Angela Merkel est (peut-être) obligée d’accepter le refoulement des migrants aux frontières pour sauver son gouvernement. Et finalement, le président hongrois Viktor Orban ne veut rien entendre d’autre que le renvoi immédiat de tous les réfugiés.

Le seul moyen de parvenir à un consensus semble être de faire de l’Europe une forteresse. Quelques jours après le déclenchement de l’affaire Aquarius, la Commission européenne a proposé de tripler les fonds alloués à la migration et en particulier au contrôle des frontières pour les porter à 34,9 milliards d’euros. L’objectif est d’externaliser de plus en plus la gestion des flux migratoires en concluant des accords avec les pays d’origine et de transit, tels que la Turquie et la Libye, qui sont accusés de graves violations des droits de l’Homme.

Cependant, cette stratégie n’a qu’un impact à court terme, alors que le coût humain est très élevé, souligne Charles Heller, également cofondateur du projet Forensic Oceanography, qui cartographie les violations des droits des migrants aux frontières maritimes de l’UE. «Trente ans de politique européenne montrent que la fermeture des frontières n’est pas un moyen efficace de freiner la migration, mais a pour seul effet de rendre le voyage encore plus dangereux», estime le chercheur. De plus, divers rapports d’organisations internationales démontrent les graves violations des droits de l’Homme commises en Libye et soulèvent de sérieuses questions sur les principes que l’Union européenne est prête à sacrifier pour tenter de gérer les flux migratoires en provenance d’Afrique et du Moyen-Orient.

Et maintenant? 

Alors, quel chemin emprunter? Pour Charles Heller, les politiques étatiques ne peuvent que créer un cadre légal pour accompagner les migrations. Avoir la prétention de les arrêter sans transformer les facteurs profonds qui influent sur les dynamiques migratoires est une illusion qui ne fait que créer plus de danger, de criminalité et finalement de ressentiment face à des états qui ont «perdu le contrôle».

Ferruccio Pastore partage cet avis, affirmant que le refoulement ne peut pas être la stratégie européenne, car la pratique n’est pas légale. L’UE devrait continuer à se concentrer sur les pays d’origine et de transit, à s’attaquer aux causes profondes de la migration et à aider l’Afrique à se développer de manière durable, de sorte que «le développement économique soit au moins égal au développement démographique».

Telle est la voie à suivre selon le directeur du FEM mais «le problème est que malgré les promesses, les pays européens, en particulier ceux qui disent ‘aidez-les chez eux’, n’ont apporté aucune contribution au Fonds fiduciaire d’urgence de l’Union européenne pour l’Afrique, le premier instrument opérationnel pour créer des alternatives sur le terrain». Ferruccio Pastore souligne également le danger inhérent aux accords que plusieurs pays européens et l’Union elle-même concluent avec l’Afrique. «D’importantes ressources sont investies pour que les gouvernements africains deviennent des policiers de leurs peuples, leur interdisant toute liberté, et à long terme, cela peut être un outil empoisonné, générer de l’insécurité et même conduire à une révolution, comme ce fut le cas avec le printemps arabe.»