Le Courrier| « La justice, ce n’est pas ça »
Jeudi 16 août 2018, le quotidien le Courrier a publié un article relatant le sort d’un réfugié syrien résidant en Suisse. Kurde d’origine, cet homme a fui l’armée syrienne ce que l’État suisse ne reconnaît pas comme motif d’asile. Ce témoignage, complété par l’éclairage de la juriste Marie-Claire Kunz, donne à voir la réalité de beaucoup d’hommes ayant fui un enrôlement militaire forcé, et suspendu à une protection provisoire et précaire en Suisse qui perpétue la menace de devoir, un jour, rentrer.
Article de Philippe Chevalier
Cela fait des mois que Mohamed ne dort plus. Il tourne comme un lion en cage depuis que les tribunaux helvétiques ont refusé sa demande d’asile, après qu’il a déserté l’armée syrienne et que sa famille, à Alep, subit à la fois les persécutions de l’armée turque et celles des forces gouvernementales de Bachar el-Assad. Ce jeune informaticien de 29 ans, polyglotte, toujours prêt à rendre service, est convaincu que s’il devait rentrer en Syrie, ce serait sa condamnation à mort ou, au minimum, à la prison. Mais pas de quoi émouvoir la justice helvétique qui, selon les organisations d’aide aux réfugiés, interprète le droit d’asile de manière toujours plus restrictive à l’égard des déserteurs.
A l’heure actuelle, être Kurde et Syrien équivaut à une double malédiction. Mohamed y a provisoirement échappé en venant en Suisse où il a demandé l’asile, en septembre 2015. Mais pas sa famille, pour laquelle il ne cesse de se ronger les sangs. Il y a peu, sa mère malade et ses deux sœurs sont retournées dans leur ville natale d’Alep (ouest), après que leur maison d’Afrin a été brûlée puis réquisitionnée par des soldats turcs. La même Alep qu’elles avaient fuie une première fois sous les bombes. Un de ses frères a disparu depuis plus de deux mois. Un autre aurait été enrôlé dans l’armée «pour le remplacer», et ses deux beaux-frères ont été tués du fait qu’ils étaient membres du Parti de l’union démocratique (PYD), le parti kurde de Syrie, raconte-t-il.
Renvoi «pas raisonnablement exigible»
Et quand sa mère lui demande au téléphone si lui au moins est en sécurité en Suisse, il se désole: «Je suis obligé de mentir.»
En juillet 2017, sa demande d’asile a été rejetée par le Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM), au motif qu’il n’était pas parvenu à apporter les preuves de sa désertion (perdues dans divers déménagements). Puis le Tribunal administratif fédéral a rejeté son recours sur sa demande de réexamen, en avril dernier, arguant cette fois que le fait d’avoir déserté n’est pas un motif suffisant en soi, du moment qu’il n’apparaît pas comme un opposant au régime, ni en Syrie ni en Suisse. Il bénéficie toutefois d’une admission provisoire, le tribunal ayant admis que son renvoi dans l’enfer syrien n’était pas «raisonnablement exigible».
«A moins qu’il dispose de moyens de preuves additionnels, très solides, la voie juridique est close», déplore Marie-Claire Kunz, juriste au Centre social protestant (CSP). «La question qui se pose ici est de savoir si la désertion en Syrie doit être considérée comme un délit politique ou non, ajoute-t-elle. La Cour européenne des droits de l’homme n’est pas compétente pour y répondre et il n’y a malheureusement pas de juridiction internationale contraignante dans le domaine.»
Juges suisses particulièrement restrictifs
Le jugement à l’encontre de Mohamed est particulièrement sévère, estime la juriste, mais de loin pas exceptionnel. Le CSP se bat actuellement pour faire reconnaître le statut de réfugiés à plusieurs déserteurs érythréens déboutés.
La pratique des tribunaux, et de certains juges en particulier, s’est durcie depuis la révision de la loi sur l’asile (LAsi), en 2013, rapporte-t-elle. Désormais, le refus de servir ou la désertion ne sont plus suffisants pour obtenir l’asile. Toutefois, pour ne pas se mettre en porte-à-faux avec le droit international, la loi (art. 3 al. 3 LAsi) précise que les dispositions de la Convention relative au statut des réfugiés de 1951 demeurent réservées.
Or, selon Marie-Claire Kunz, le «glissement» opéré par les juges helvétiques à l’égard des déserteurs ces dernières années viole ladite convention. L’Organisation suisse d’aide aux réfugiés (OSAR) ajoute qu’en Suisse seul un tiers des Syriens obtiennent le statut de réfugiés alors que l’Allemagne l’accorde dans la quasi-totalité des cas, eu égard à la situation effroyable qui règne dans le pays.
Pendant ce temps, Mohamed s’accroche à ce qu’il peut, refusant de croire que «la Suisse, pays des droits de l’homme, pourrait se montrer aussi injuste». Il a écrit au SEM pour obtenir un entretien, frappé aux portes de nombreuses associations. En vain. «Le seul espoir qu’il me reste, c’est la société protectrice des animaux», conclut-il amèrement.
Article de Philippe Chevalier