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Notre regard

Éditorial | Résister à la violence d’État

S’il fallait une démonstration de l’absurdité de la politique d’asile, celle que nous fournissent le Secrétariat d’État aux migrations (SEM) et le Tribunal administratif fédéral (TAF) à l’égard des Érythréen- ne-s est exemplaire. Elle montre à quel point les postures idéologiques ont pris le pas non seulement sur les considérations humanitaires et le droit, mais aussi sur la rationalité et l’intérêt public.

Il faut commencer par l’évaluation faite par les autorités des risques qu’elles font courir aux personnes en cas de renvoi en Érythrée. Aucun État, ni aucune organisation internationale n’a jusqu’ici pu vérifier librement si les allégations et craintes pour leur vie et intégrité invoquées en cas de retour étaient infondées. Le régime d’Asmara interdit un accès indépendant.[1]

On se souvient des parlementaires rentrant du voyage privé – et bien encadré – organisé en 2016 par le consul honoraire d’Érythrée Toni Locher. N’avoir pas visité les lieux de détention et de torture identifiés dans des rapports de l’ONU, qui évoquaient encore récemment des crimes contre l’humanité, n’a pas retenu certain- e-s d’affirmer que l’exode en Érythrée était surtout économique.

Les pressions politiques qui, depuis plus de dix ans, ciblent les Érythréens, allant jusqu’à modifier la Loi sur l’asile pour exclure les déserteurs de la définition du réfugie[2], ont ainsi fini par faire vaciller les juges du TAF: les arrêts de principe ouvrant la voie aux récents durcissements en témoignent (p. 2). En relativisant les rapports de l’ONU ou en estimant que bien que le service national puisse être considéré comme du travail forcé,  celui- ci «doit également être considéré dans le contexte du système économique socialiste érythréen », ils signent leur reddition. Mais quelle responsabilité pour ces élus, juges et fonctionnaires ! Comptent-ils sur le rideau de fer pour ne pas avoir à rendre des comptes ?

Autre illustration de la dimension idéologique de ce changement de pratique: tous savent qu’ à moins de pactiser avec le dictateur Afwerki, un retour volontaire en Érythrée  est inimaginable pour la plupart des Érythréens.  « Ceux qui rentreraient se feraient torturer ou tuer », explique le jeune Méron (p. 5). Ils n’auront d’autre choix que de chercher refuge ailleurs en Europe – d’où ils seront probablement refoulés  vers la Suisse – et de végéter à l’aide d’urgence.

On mesure mal l’atteinte à leur personnalité que représente ce rejet en termes de privation des droits et d’espoir (p. 9). Cette exclusion de la société des humains, ils ne seront pas seuls à en payer le prix. Parce qu’en leur retirant brutalement la possibilité  de poursuivre une formation, de travailler, même en attendant un éventuel retour, les autorités font un pari dangereux. Celui d’alimenter les préjugés sur le soi- disant refus de s’intégrer et de travailler. Et de pousser vers l’aide sociale celles et ceux qui à terme resteront en Suisse et n’auront pu se reconstruire (p. 12). Un jeu du pompier pyromane déjà testé avec les admissions provisoires et dont l’échec en termes de taux d’emploi est retentissant.

Seul mérite de cette politique absurde: celui de rappeler combien l’étiquette du « débouté », perçue par le grand public comme illégitime à « être ici », est trompeuse. Ce n’est pas parce que la Suisse a rejeté une demande d’asile que la personne n’a pas besoin de protection et qu’elle ne mérite pas écoute et accompagnement. Bien au contraire: c’est faire acte de résistance à la violence d’État que de leur apporter notre soutien.

SOPHIE MALKA

[1] D. Rosset, Érythrée. La guerre des sources, VE 164 / septembre 2017
[2] Ils ne reçoivent plus que le permis F réfugiés (réfugié admis-e à titre provisoire)