Le Courrier | Violences à Chevrilles
Trois requérants d’asile portent plainte contre les entreprises de sécurité mandatées par le Secrétariat d’État aux migrations (SEM) et actives au centre fédéral d’asile de Chevrilles (Giffers en allemand). Les trois plaignants accusent les agents de sécurité de violences physiques et d’agressions fréquentes envers les habitants du centre. Le Courrier relaie les témoignages d’Ali, Mohamed et Abdalim, victimes des violences dans le centre de Chevrilles, ainsi que ceux de deux agents de sécurité, qui déplorent leurs conditions de travail, qualifiées de « lamentables », ainsi qu’une formation insuffisante du personnel de sécurité. Les agressions dans le centre de Chevrilles ont également été dénoncées par Solidarité Tattes et Droit De Rester Fribourg dans la newsletter publiée le 18 juin 2020 et relayée sur notre site. Ces trois plaintes surviennent en même temps que l’enquête de la WOZ et de la SRF sur les violences dans le centre fédéral d’asile de Bâle et dont nous nous faisions l’écho le 27 mai 2020.
En lien, le journal télévisé de la RTS a diffusé un reportage le 19 juin 2020 où les victimes prennent la parole et un agent de sécurité témoigne. A revoir sur le site de la RTS.
Nous reproduisons ci-dessous l’article de Julie Jeannet « Violences à Chevrilles » publié par Le Courrier le 18 juin 2020.
[caption id="attachment_59314" align="alignright" width="244"] Cet article a été reproduit grâce à l’aimable autorisation du quotidien Le Courrier. L’accès à cet article ne doit pas faire oublier que l’information a un coût et ce sont les abonné-e-s au Courrier qui garantissent son indépendance[/caption]
Violences à Chevrilles
Trois plaintes pénales ont été déposées contre des agents de sécurité mandatés par le Secrétariat d’Etat aux migrations à Chevrilles (FR). Des vigiles dénoncent une banalisation de la violence.
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Ils ont décidé de briser le silence assourdissant qui règne au lieu dit la Gouglera. Trois requérants d’asile ont porté plainte contre les entreprises de sécurité mandatées par le Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM) au Centre fédéral de Chevrilles (Giffers en allemand), situé en Haute-Singine (FR). Les trois hommes confient avoir été victimes de violences physiques de la part d’agents de sécurité. Blessés, ils ont été pris en charge par les urgences de l’hôpital de Fribourg, photos et constats médicaux à l’appui. Des employés de la sécurité font état d’une banalisation de la violence dans le centre.
Le 4 mai, vers 17 h 15, Ali rentre à la Gouglera après s’être rendu à Fribourg. Lui qui a été atteint du Covid souffre encore de vertiges et souhaite se coucher. Il attend que le service de sécurité le fouille et effectue le protocole d’entrée dans le centre. D’après ses propos, les agents l’ignorent et le font attendre trente longues minutes. Malade, il s’impatiente, cogne contre la vitre et demande aux vigiles de faire leur travail. Vexés par cette interpellation, deux agents l’auraient poussé au sol et roué de coups.
En sang devant le centre
«Lorsque j’ai dit au personnel de sécurité de faire leur travail, ils ont réagi comme si je les avais insultés, raconte Ali. Je leur ai dit d’arrêter, que j’avais du mal à respirer. Ils ont répondu qu’ils n’en avaient rien à faire.» L’homme raconte avoir erré la tête en sang devant le bâtiment, Il aurait appelé la police qui lui aurait répondu qu’il devait négocier lui-même avec les vigiles son retour dans le centre.
Grâce à l’aide d’un autre requérant, il parvient à prendre le bus pour Fribourg, mais perd connaissance avant d’arriver aux urgences. Des militaires l’escortent jusqu’à l’hôpital. Après quelques heures en observation, l’hôpital paie un taxi pour le ramener à la Gouglera. Aux portes du centre, il se serait vu refuser l’entrée et aurait passé la nuit sur un banc. «Pourquoi les autorités nous traitent-elles ainsi?» s’interroge-t-il.
Cette même journée du 4 mai, Mohamed affirme avoir aussi subi l’ire de vigiles. Il fait la sieste dans sa chambre lorsque deux agents lui demandent d’évacuer les lieux. L’un d’eux lui fait remarquer que sa chambre est sale, Mohamed décrit un ton agressif et injurieux. Il s’en plaint auprès du directeur du centre. Lorsqu’il sort de l’entretien, deux agents le prennent à part. L’un l’aurait attrapé à la gorge, tandis que l’autre lui aurait pris les pieds pour le sortir du bâtiment. Il est soudain pris d’une crise d’épilepsie.
«Au lieu de me venir en aide, les agents ont ri. J’ai marché jusqu’à la route, mais j’ai perdu connaissance. Je me suis réveillé à l’hôpital.» Le constat médical mentionne une marque d’étranglement au niveau du cou. Selon la version des agents, Mohammed aurait été «agressé par un ami». Celui-ci affirme pourtant que des témoins étaient présents. «Les agressions sont très fréquentes, personne n’ose rien dire. D’autres gens viendront après nous, je porte plainte pour que cela ne se reproduise plus.»
Hospitalisé
Abdalim marche difficilement avec des béquilles depuis sa sortie de l’hôpital le 7 mai. Il considère que des vigiles de Chevrilles ont «bousillé sa vie». «Une bagarre a éclaté, moi je discutais tranquillement avec d’autres et on m’a demandé de rentrer dans ma chambre.» Abdalim ne s’est peut-être pas exécuté aussi rapidement que le souhaitait le personnel de sécurité. Il affirme avoir été violemment poussé contre une vitre, qui s’est brisée sous le choc et l’a grièvement blessé à la jambe.
Le verre a sectionné plusieurs tendons, ce qui a nécessité une opération et une hospitalisation de cinq jours. «J’ai traversé 23 pays, tout ça pour perdre l’usage de ma jambe en Suisse», lance l’homme en colère. D’après les agents, il aurait perdu l’équilibre et serait tombé de lui-même sur la vitre.
La police fribourgeoise affirme être intervenue une trentaine de fois au centre fédéral de Chevrilles en 2020. Depuis janvier 2019, quatre plaintes pénales ont été déposées pour des lésions corporelles simples. Les enquêtes sont en cours. D’après nos informations, le personnel impliqué dans ces agressions serait toujours en poste à Chevrilles. Contacté, le SEM affirme prendre la situation très au sérieux mais n’est pas autorisé à commenter les affaires en cours.
La Gouglera n’est pas le seul centre d’asile concerné par la violence. Mi-mai, l’émission alémanique Rundschau et la Wochenzeitung dénoncent une violence structurelle au sein du centre fédéral d’asile de Bâle. Viviane Luisier, de l’association Solidarité Tattes, considère ces agressions comme l’une des conséquences de la nouvelle procédure d’asile. Elle dénonce la concentration des requérants dans des centres fédéraux. «Les réfugiés sont soumis à un régime carcéral, loin des centres urbains. Je crains que ces centres deviennent des zones de non-droit.»
«Tolérance zéro»
Les requérants d’asile ne sont pas seuls à juger la situation intolérable. Des employés des entreprises de sécurité mandatées par la Confédération, Securitas et Protectas, jugent également certains comportements inacceptables. Révoltés par l’attitude de certains de leurs collègues, deux ont décidé de témoigner anonymement.
«Ce printemps, la situation est devenue très tendue. Certains agents sont allés trop loin», confie Julien*. «Le personnel de sécurité est très peu formé. Il faut de l’expérience pour immobiliser un individu. Les interventions dont je suis témoins sont très ‘sales’, elles peuvent souvent blesser les personnes que l’on cherche à immobiliser», relate Paul*. Il déplore aussi une attitude répressive. «Dans les scénarios d’exercice, les requérants d’asile sont présentés comme des gens violents en qui nous ne pouvons pas avoir confiance.»
D’après les deux agents, le recours à la violence serait régulièrement valorisé au détriment du dialogue. «On nous demande d’appliquer la tolérance zéro, sans nous expliquer ce que cela signifie. Lorsque quelque chose ne va pas, on ne cherche pas à réfléchir, on tape dedans», constate Paul. Le SEM explique que le personnel a pour instruction de désamorcer verbalement les différends chaque fois que cela est possible. La contrainte est sensée n’être utilisé qu’en dernier recours. Pour Paul, cette théorie est peu mise en pratique. «Lors de notre formation, on nous a dit qu’il fallait recourir dans un premier temps à la stratégie de désescalade, mais il n’y a aucun protocole.»
Le SEM affirme que le recours à des mesures coercitives non proportionnées n’est pas toléré et sanctionnée. Les vigiles peuvent se voir interdire de fournir des services au nom du SEM si des comportements illégaux ou intolérables sont identifiés. La responsabilité d’éventuelles autres sanctions revient aux entreprises de sécurité. «Lorsque les événements dérapent, les rapports sont rédigés par les agents eux-mêmes. Ils y mettent ce qu’ils veulent et sont couverts par la hiérarchie», commente Paul. Les deux vigiles affirment avoir été témoins de scènes lors desquelles certains de leurs collègues ont envenimé la situation, en provoquant les requérants d’asile. «On place des humains sous la surveillance d’enfants, c’est déplorable.» JJT
*Prénom fictif.
«Nos conditions de travail sont lamentables»
Maigre salaire, contrats à durée déterminée, horaires éreintants, planification tardive, le tableau que décrivent les agents de sécurité est peu reluisant. «Les journées de treize heures, les horaires qui fluctuent, les services de nuit qui s’enchaînent, ça fatigue et ça rend agressif, témoigne Julien*. Depuis que je travaille dans le centre d’asile de Chevrilles, j’ai vu beaucoup de casse: des burn-out, des accidents, du harcèlement. La gestion du personnel est catastrophique.»
Il affirme ne pas être serein, en raison du manque de matériel. «J’ai un collègue de 20 ans qui a travaillé sans gilet de protection. A plusieurs reprises, je n’ai pas eu de spray au poivre durant mes services et je n’avais pas de radio portative.» S’il n’excuse pas la violence, Julien pointe du doigt les entreprises de sécurité mandatées par la Confédération qui visent à maximiser les profits. «Nous ne sommes pas suffisamment formés pour gérer une telle pression. Il ne faut pas la même formation pour surveiller un parking que pour encadrer une population qui va du nourrisson à la grand-mère.», regrette-t-il.
Une nouvelle convention de travail dans le domaine de la sécurité est entrée en vigueur le 1er juin. Si les salaires d’entrée ont été augmentés de 0,5 à 1% et le travail limité à deux cent dix heures par mois, ces améliorations restent très insuffisantes pour le syndicat Unia. «Les conditions de travail offertes par le SEM et le manque de formation sont extrêmement problématiques. Les adjudications des mandats de sécurité reposent essentiellement sur le prix, non sur la compétence et la formation des agents», regrette Arnaud Bouverat, secrétaire syndical.
«Une formation solide constitue le seul rempart contre les violences. Economiser dans ce domaine n’est pas anodin: cela entraîne un danger pour la sécurité des habitants des centres et celle du personnel de sécurité» dénonce-t-il. JJT
*Prénom fictif.