Éditorial | Le contrôle migratoire à l’épreuve de la vie
Il vous est familier, ce mot « afflux », régulièrement associé à chaque hausse des demandes d’asile déposées en Suisse? L’appliqueriez-vous à un nouveau-né sortant de maternité? Difficile. Et pourtant: depuis des années, les nourrissons nés en Suisse de parents issus de l’asile sont décomptés comme « nouvelles demandes d’asile »… Et pas uniquement les bébés de personnes encore en procédure. Ceux de réfugié-e-s vivant en Suisse depuis des années aussi! C’est la réponse surprenante que nous a donnée le Secrétariat d’État aux migrations (SEM) qui détaille depuis fin avril la composition statistique des « nouvelles demandes d’asile » (p.26). Rien que ces trois dernières années, celles- ci sont gonflées de plus de 30 % par les naissances et les regroupements familiaux. Et si, en ce temps de coronavirus et de fermeture des frontières (p.2), le nombre de requêtes n’est pas tombé à zéro en avril, c’est majoritairement dû à d’heureux événements!
Ce souci de transparence, bienvenu de la part du SEM, jette une lueur trouble sur la politique migratoire de ces 20 dernières années. Rivé à la courbe des demandes d’asile, le législateur n’a cessé de s’attaquer aux conditions de vie et aux droits des personnes en Suisse et de restreindre l’accès à une protection. But affiché: dissuader les arrivées. La population votante n’y a vu que du feu, attisé par des discours et des chiffres alarmistes.
La distorsion des données et son impact politique sont particulièrement flagrants pour les ressortissants érythréen-ne-s: en 2019, sur 3000 et quelques « demandes », 300 seulement étaient le fait d’Érythréen-ne-s nouvellement arrivés en Suisse en quête de protection – des demandeurs d’asile tels que se les représente le citoyen lambda.
Une communauté contre laquelle les politiques de droite se sont acharnés, au point de nier les exactions commises en Érythrée. Même les juges du Tribunal administratif fédéral ont cédé aux pressions politiques, estimant «tolérable»[1] le principe du travail forcé qu’y représente la conscription obligatoire indéfinie. Depuis, le SEM se sent les mains plus libres pour refuser l’asile ou lever des admissions provisoires, plongeant la communauté érythréenne dans l’angoisse et la précarité. Une enquête menée par des journalistes et des universitaires montre que Berne n’a aucune idée de ce qu’il advient de celles et ceux rentrés « volontairement » en Érythrée (p.17).
Et la Suisse ne s’arrête pas là. Elle finance, via le fonds fiduciaire européen, le travail forcé que les jeunes cherchent à fuir au péril de leur vie (p.14). La fragile trêve avec le voisin éthiopien ou les opérations de relations publiques du régime d’Asmara pour se rendre « fréquentable » se disputent ici à l’avidité des responsables suisses et européens d’avoir un interlocuteur pour freiner les arrivées. Or, ils ne font que renforcer le pouvoir en place.
On serait étonné que les autorités aient vraiment fait le calcul de la « rentabilité » de leur politique migratoire extérieure et intérieure. La liste est longue de mesures absurdes et coûteuses sur les plans financiers, mais surtout humains prises avec comme unique croyance la promesse de « contrôler les flux migratoires ».
Car derrière tous ces chiffres, il y a des êtres humains mus par un instinct de survie et le besoin de sécurité qui s’aiment et qui donnent la vie. Cela, aucune loi ne pourra rien y changer.
SOPHIE MALKA