Droit de rester | Danaël: plus de onze ans à l’aide d’urgence
Danaël est érythréen d’origine. Il a déposé une demande d’asile en Suisse en mars 2009, que le Secrétariat d’État aux migrations (SEM) a rejetée. Cela fait plus de onze années qu’il vit sans perspectives d’avenir et privé du droit de travailler, et ainsi de conduire sa vie de manière autonome. Il a passé toute sa vingtaine à l’aide d’urgence. Il est âgé de 31 ans maintenant et il raconte son expérience sur la blog de Droit de rester Lausanne.
Le billet « Danaël: plus de onze ans à l’aide d’urgence » a été publié le 13 novembre 2020 sur le site de Droit de rester pour tou.te.s!
Danaël: plus de onze ans à l’aide d’urgence
Danaël est érythréen d’origine. Il a déposé une demande d’asile en Suisse en mars 2009, que le SEM a rejetée. Cela fait plus de onze années qu’il vit sans perspectives d’avenir et privé du droit de travailler, et ainsi de conduire sa vie de manière autonome. Il a passé toute sa vingtaine à l’aide d’urgence. Il est âgé de 31 ans maintenant et il raconte son expérience :
« J’ai pu faire des programmes d’occupation avec l’Etablissement Vaudois d’Aide aux Migrants (EVAM) jusqu’en 2017 mais depuis trois ans, l’EVAM ne me donne plus rien. Même si je demande régulièrement, ils me disent d’attendre. Je ne fais plus rien de mes journées, des promenades… Avec la pandémie, les choses sont encore plus difficiles. Je ne vais plus non plus à Mozaïk où j’aidais un peu à l’atelier de menuiserie ou à la vaisselle. Avant, j’allais deux fois par semaine. A Caritas, j’allais aussi faire des cours de français, boire un café, discuter un peu. J’allais aussi à Point d’Appui des fois. J’allais aussi à l’église orthodoxe à Lausanne, toutes les semaines. Mais avec le covid, je ne peux plus aller nulle part et mes journées sont vides. L’EVAM ne m’a jamais donné de cours de français, à cause du papier blanc. J’ai eu le permis N pendant 6 mois, et maintenant le papier blanc depuis 11 ans.
Un de mes frères est mort en Lybie, fin 2009. J’ai encore un frère et une sœur en Erythrée, mais depuis 2011 environ, je n’ai plus de contacts avec eux. On avait un contact par Facebook avec le compte de mon frère mais ce compte a disparu. Je ne sais pas ce qu’il s’est passé. Je n’ai aucune nouvelle, je ne sais pas ce qu’ils sont devenus, ni où ils sont, ni s’ils sont encore en vie. J’essaie de prendre des nouvelles dans la communauté érythréenne, mais personne ne les connaît.
J’ai suivi les cours de français à Caritas de 2009 à 2017, par périodes, une à deux fois par semaine. Maintenant, je parle bien le français.
Cette situation, c’est beaucoup de souffrances pour moi. J’ai connu dix-sept centres collectifs de l’EVAM, les abris antiatomiques aussi, à Préverenges pendant une année, à Orbe, celui de Nyon, encore une année au Sleep-in à Morges. Je devais sortir le matin, passer la journée dehors, et revenir le soir pour le repas et la nuit. A Nyon aussi, il fallait sortir la journée, j’y suis resté une année, et six mois à Orbe, et six mois à celui du Mont sur Lausanne. J’ai passé quatre ans comme ça à errer dans les rues la journée par tous les temps, pluie, neige, vent, froid, humidité, tous les jours de l’année. J’ai passé 5 ans dans le centre à Vevey de 2014 à 2019. Je logeais dans un dortoir avec deux autres hommes. Je n’avais pas d’intimité, toujours du bruit la nuit, il y a souvent des gens qui se bagarrent, ils ont beaucoup de stress et sont tous dans des situations difficiles, ce qui pèse sur le moral. C’est un mauvais endroit. J’ai dormi dans des dortoirs de 4 hommes, de 6 hommes, jusqu’à 20 hommes dans les abris PC. Cela ne fait qu’une année que je suis un peu tranquille, depuis que l’EVAM m’a donné un appartement.
J’ai tenu bon et je n’ai pas sombré dans l’alcool. Je ne me suis jamais laissé impliquer dans des bagarres et je n’ai jamais eu de problèmes avec la police.
Quand même je suis très démoralisé et épuisé par toutes ces années d’errance et d’absence de perspectives. Je n’ai pas pu construire ma vie. Ma situation ici est bloquée et je n’arrive plus à envisager mon avenir. Ma vie ne sert à rien et je me sens inutile. Comme je n’ai pas de famille ici, je n’ai personne à qui me raccrocher et je vis dans une grande solitude. Tous mes amis ont des papiers et font leur vie.
J’ai été un an dans la prison de Makalawi. C’étaient des cellules de 6 à 10 personnes avec des nattes par terre pour dormir. Ils nous donnaient du pain et des pâtes à manger deux fois par jour, et de l’eau. Les gardiens m’emmenaient dans les sous-sols, dans une pièce sans fenêtre et ils me frappaient avec les poings et avec une matraque. J’ai reçu des coups aux jambes, sur les côtes, aux bras, à la nuque et sur la tête. J’étais à la merci des autorités et c’était une expérience terrifiante, qui m’a profondément marqué.
Ici, j’ai tout fait pour essayer de m’en sortir. J’ai suivi des cours de cuisinier avec l’EVAM et j’ai obtenu le certificat. J’aidais à préparer les repas pour les gens qui sont à l’aide d’urgence, comme moi. J’aimerais travailler dans la restauration ou faire des stages comme j’avais fait à l’EMS de Romanel, pendant un mois. J’ai suivi le programme d’occupation cuisine pendant 3-4 ans. J’aime faire la cuisine et participer à ces activités et c’est ce que je ferais si j’avais un permis. »
Selon la jurisprudence de la CRA, il n’est pas acceptable de laisser une personne dans l’incertitude sur son sort pendant de longues années : « Or, laisser une personne sans statut et à la charge de la collectivité, pendant autant d’années, n’est pas acceptable. S. S. est en effet entrée en Suisse à l’âge de 22 ans et séjourne maintenant en Suisse depuis plus de onze ans. Elle a donc passé le tiers de son existence dans ce pays. Nul doute que cette impossibilité d’exécuter son renvoi qui dure depuis plus de dix ans a créé une situation inacceptable d’un point de vue humain dans la mesure où l’absence de statut et l’incertitude quant à l’avenir provoquent une grande détresse morale. » (JICRA 2002/17, consid. 6.d)
Cette jurisprudence est maintenant oubliée. Les autorités n’ont plus d’hésitation à laisser ainsi les gens dans une situation de grande précarité sur le très long terme. Il s’agit de formes graves d’exclusion sociale, d’atteinte à la vie économique et privée, et de discrimination de groupes de personnes désignées selon le statut qui leur est assigné par les autorités elles-mêmes, selon leurs pratiques administratives en matière d’asile. Ces gens sont dépendant des modalités de discrimination et de ghettoïsation organisées spécialement pour eux par le SEM, le SPOP et l’EVAM. Il n’y a pas de consultation démocratique autour du sort des érythréen.ne.s ou des personnes à l’aide d’urgence sur le long terme. Les lettres de soutien et de recommandation qui accompagnent les demandes de régularisation de celles et ceux qui se sont malgré tout construit une vie sociale ici, ne sont pas prises en considération. Nos autorités déconsidèrent l’avis des personnes qui témoignent des bonnes relations créées avec des étranger.è.s. En l’occurrence, Danaël avait pu rassembler de nombreuses lettres de soutien de personnes avec qui il était parvenu, malgré sa situation difficile, à créer des liens. Ce réseau a été ignoré du SPOP qui a refusé l’octroi d’une autorisation de séjour au motif que Danaël ne serait pas suffisamment intégré. Faire valoir 11 ans de séjour en Suisse et de nombreux soutiens est une bonne intégration, de sorte que la décision du SPOP n’est pas réellement motivée autrement que par le Droit du Prince de dire « non », quand ça lui chante.
La politique conduite à l’égard des érythréen est interne à l’administration. Elle ne prend pas en compte la contestation civile et la dénonciation des formes de tortures psychologiques imposées à cette population dont la situation est bloquée et sans avenir. Le phénomène le plus marquant ces 20 dernières années des pratiques en matière d’asile est ainsi la montée de la dictature, qui se traduit par une généralisation de la répression à des pans entiers de la population requérante d’asile, le plus souvent sans explications concrètes autres que : « c’est l’autorité qui décide ».