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Notre regard

Livre | « Asile et abus »: une paire qui ne va pas de soi

Giada de Coulon

Un livre collectif décortique comment la rhétorique de l’abus a contribué à normaliser l’inacceptable

Depuis le temps qu’on nous la sert à toutes les sauces, la sempiternelle phrase sur «la nécessité de combattre les abus en matière d’asile» nous paraîtrait presque anodine. En réalité le soupçon et l’imaginaire qu’elle suscite ont eu (et continuent d’avoir) un impact fort sur les modifications de la loi sur l’asile et son application quotidienne. Ce message est celui d’un ouvrage collectif brillant qui rassemble les regards pluridisciplinaires de jeunes chercheurs·euses de Suisse [1]. Par une analyse fine, sa lecture nous éclaire sur la façon dont cette rhétorique politique a permis des restrictions portant atteinte jusqu’aux droits fondamentaux des personnes, avec l’aval d’une majorité du peuple.

« Les différents chapitres éclairent donc la réalité de l’asile en Suisse à partir de ce sombre constat qui veut qu’un leitmotiv majeur de la politique d’asile vise avant tout à réduire les possibilités d’accueil digne de personnes étrangères. »

Les différents chapitres éclairent donc la réalité de l’asile en Suisse à partir de ce sombre constat qui veut qu’un leitmotiv majeur de la politique d’asile vise avant tout à réduire les possibilités d’accueil digne de personnes étrangères. Mais l’analyse montre aussi que depuis quelques années, la notion d’abus aurait tendance à s’effacer des discours politiques. Car trop dépeindre l’abus revient à constater l’incapacité à le mater. Une accalmie qui ne doit pas pour autant faire oublier la logique intrinsèque du tri entre « bons et mauvais réfugiés », renforcée actuellement par l’accélération des procédures. Ce type d’ouvrage nous aide à réaliser combien et comment la rhétorique politique enfume les messages, permet des avancées législatives contraires à une prétendue valeur humanitaire. Mais -fort heureusement comme c’est le cas ici- elle ne peut faire taire les voix critiques, ni dans les rues ni dans les universités. Et c’est de celles-là dont il nous faut nous abreuver.

Abus : une suspicion qui se décline au fil des années

L’ouvrage s’ouvre en exposant trois représentations de ce qu’« abuser » veut dire dans les discours politiques sur l’asile. Le terme « abus » est brandi lorsque les motifs invoqués lors du dépôt de la demande d’asile sont considérés par les autorités d’asile comme non fondés, car ils n’invoquent pas de persécution politique. «Abus» aussi si les personnes en quête de protection cherchent à tromper les autorités, par exemple en dissimulant leurs papiers d’identité. Finalement, l’abus peut faire référence à des activités criminelles supposées des personnes requérantes d’asile. Cette triple signification, qui s’est progressivement forgée au cours du temps, constitue le fil rouge des chapitres. Elle est présente dès les premiers débats sur le droit d’asile et influe sur les pratiques à diverses échelles. Leyvraz et Rey l’évoquent. La suppression de l’aide sociale pour les personnes déboutées n’a eu qu’une seule et même intention: « Faire partir, empêcher d’arriver ». Et pour légitimer cette vision du droit d’asile, l’abus fait recette. Lorsque la menace du profiteur est brandie, l’instauration d’une mesure exemplaire rassure la population, tout en renforçant la légitimité des structures étatiques. Qu’importe si la restriction atteint son but: pour la détention administrative comme pour l’aide d’urgence, « la visibilité de la mesure prend le pas sur son efficacité ». Même chose en amont, un « tri » doit se faire pour « protéger la tradition humanitaire ».

Miaz l’observe au cœur de la procédure d’asile mise en œuvre par des agents de l’État qui font leur la « culture du soupçon ». Au cours de la procédure, la lutte contre les abus permet aussi d’instaurer des dispositions juridiques extraordinaires : restreindre les possibilités de recours ainsi que l’accès à la procédure d’asile, au marché du travail et aux prestations sociales, renforcer les dispositifs de contrôle, etc. Avant d’être débouté·es, plusieurs sont découragé·es.

Ancrer la question de l’asile dans le registre de la morale

La rhétorique de l’abus s’est parallèlement développée dans d’autres domaines de l’État providence assurance-chômage, l’assurance-invalidité, etc. Les personnes qui abuseraient de ces droits mettraient en péril un système social, et en éloigneraient celles qui devraient en bénéficier. Pour le droit d’asile apparaît dès lors en creux la figure du « faux réfugié ». Illégitime, il menacerait un système généreux et humanitaire. C’est la question du mérite qui est sous-jacente. Stünzi et Miaz le développent. Pour eux, la notion d’abus repose sur un jugement moral. Caractéristique qui recouvre l’ensemble du droit d’asile, qu’ils décrivent comme schizophrène: « Alors qu’une haute valeur morale est accordée au principe de l’asile, des efforts considérables sont fournis pour veiller à ce que les réfugié·es n’atteignent pas le territoire des États où elles et ils pourraient bénéficier d’une protection». En se situant du côté de la morale, la notion d’abus permet de légitimer des restrictions amorales vis-à-vis de l’accueil des personnes réfugiées, comme la détention d’enfants dès 15 ans…

Un profil de l’abuseur qui se dessine au gré des années

On l’aura compris, la perception du réfugié se métamorphose au fil des changements législatifs. Y compris à travers l’illustration. D’une masse, envahissante et menaçant le bien-être suisse, Maire explique dans son analyse des affiches poli- tiques combien la figure de l’abuseur s’est précisée au fil du temps. Les représentations visuelles sont utilisées pour assigner des caractéristiques morales. « Le droit d’asile est présenté comme un droit corrompu par des personnes malveillantes. » Or, il est primordial de réaliser combien cette imagerie construite par les politiques et ses relais médiatiques a un retentissement fort sur les services dévolus au domaine de l’asile. Rezzonico décrit bien l’impact de tels discours et représentations sur le personnel des prisons administratives. Ayant en réalité peu d’échanges avec les détenus, ils et elles comprennent la justification de la détention des personnes déboutées comme étant « de leur faute ». Leur présence est irrégulière, à l’égal de l’illégalité des délits commis par les autres détenu·es: elles avaient le choix de rentrer. La chercheuse y observe une « mise en doute constante de la véracité des récits des détenus comme un moyen de se distancer de leurs souffrances.»

Les différents chapitres éclairent donc la réalité de l’asile en Suisse à partir de ce sombre constat qui veut qu’un leitmotiv majeur de la politique d’asile vise avant tout à réduire les possibilités d’accueil digne de personnes étrangères. Mais l’analyse montre aussi que depuis quelques années, la notion d’abus aurait tendance à s’effacer des discours politiques. Car trop dépeindre l’abus revient à constater l’incapacité à le mater. Une accalmie qui ne doit pas pour autant faire oublier la logique intrinsèque du tri entre « bons et mauvais réfugiés », renforcée actuellement par l’accélération des procédures. Ce type d’ouvrage nous aide à réaliser combien et comment la rhétorique politique enfume les messages, permet des avancées législatives contraires à une prétendue valeur humanitaire. Mais -fort heureusement comme c’est le cas ici- elle ne peut faire taire les voix critiques, ni dans les rues ni dans les universités. Et c’est de celles-là dont il nous faut nous abreuver.

GIADA DE COULON

[1] Le livre comprend des textes rédigés en allemand et en français. Les introductions et conclusions sont dans les deux langues. Cette recension se base uniquement sur les textes rédigés en français.

« Asile et Abus. Regards pluridisciplinaires sur un discours dominant » Anne-Cécile Leyvraz, Raphaël Rey, Damian Rosset et Robin Stünzi (dir.) Seismo, 2020.

Le livre est en accès libre sur le site de Seismo, www.seismoverlag.ch