Grèce | Chronique d’une détérioration annoncée
Mary Wenker & Dr. Pierre-Alain Schmied
choosehumanity.ch
Notre association Choosehumanity est présente sur le terrain grec depuis avril 2016. Le plus souvent en partenariat avec d’autres petites organisations, nous soutenons les réfugié·es en effectuant notamment des distributions de vêtements et de coupons de nourriture, en prenant en charge des frais médicaux et dentaires, en offrant des consultations psychosociales aux personnes particulièrement vulnérables. L’arrivée au pouvoir du Premier ministre Kyriákos Mitsotákis en 2019 a marqué un tournant radical dans la politique migratoire grecque, associé à une détérioration croissante des conditions d’accueil. Comme d’autres, Choosehumanity a ainsi décidé de quitter les îles et poursuivre ses activités à Athènes où les besoins d’aide sont plus pressants que jamais. Aperçu de la situation telle que nous avons pu l’observer et/ou qui nous a été rapportée lors de notre dernier séjour sur place.
En mer…
Octobre 2021. En détresse au large des côtes crétoises, un petit bateau cargo venant de Turquie transportant près de 400 personnes a fait l’objet de pushbacks (refoulements) incessants durant 4 jours avant de pouvoir accoster à Kos. Les passagers n’ont reçu ni nourriture, ni boisson, ni aide médicale… En octobre toujours, un « dinghy » en détresse est signalé au sud-est de Chios… Les secours tardent. Des photos laissent à croire que le moteur du pneumatique a été confisqué. Trois jeunes enfants et une maman se noient. Une personne est encore portée disparue.
Ces informations, fournies par Aegean Boat Report[1] https://aegeanboatreport.com , sont alarmantes. Selon ces sources également, ce ne sont pas moins de 20’000 personnes qui ont été abandonnées en mer après des pushbacks depuis que le gouvernement de Mitsotakis est aux commandes. En parle-t-on encore ? Il semble que désormais, ces violations du droit international n’intéressent plus personne… Tellement plus facile de fermer les yeux.
Sur les îles…
Toujours selon Aegean Boat Report, les nouvelles arrivées ont drastiquement chuté (près de 2’000 personnes arrivées durant les 10 premiers mois de 2021, alors qu’elles étaient 60’000 en 2019). Les nombreux pushbacks, le transfert de réfugié·es vers la Grèce continentale, l’obligation pour les personnes ayant obtenu l’asile de quitter les camps, la fuite de celles et ceux qui sont débouté·es contribuent également à expliquer que la population réfugiée sur les îles de la mer Égée s’amenuise. Ainsi ne subsiste-t-il aujourd’hui dans le camp de Vial à Chios que quelques 300 personnes, alors qu’elles étaient près de 3’000 au début de l’année. À Samos, le camp et sa jungle (7’000 personnes en été 2020, presque toutes transférées de manière aléatoire sur le continent) sont démantelés. Les 350 réfugié·es restant·es ont été déplacé·es dans un camp fermé, financé par l’Union européenne.
De nombreuses associations ont ainsi quitté les îles, notamment faute de pouvoir y déployer leurs activités. Certaines ont choisi de le faire en raison des conditions imposées par les autorités grecques. Pour exemple, l’association MedEquali Team, qui a renoncé à tenir une permanence médicale aux portes du nouveau camp de Samos. Une décision difficile, mais compréhensible. Selon les informations transmises par un membre de l’équipe, n’auraient eu accès à cette permanence que les réfugié·es trié·es par la police grecque. Une exigence contraire aux valeurs défendues par l’organisation.
La criminalisation de la solidarité engendre également des effets collatéraux. En février 2018, Sarah Mardini[2]Voir UNHCR, Une réfugiée syrienne et championne de nage porte secours à d’autres réfugiés, 27.12.16, Seán Binder et Nassos Karakitsos étaient arrêté·es à Lesbos, emprisonné·es durant plusieurs mois, accusé·es d’espionnage et de trafic humain pour avoir participé à des actions de recherches et sauvetage pour le compte d’une ONG. Leur procès, qui devait se tenir en novembre 2021, a été repoussé. Ils risquent 25 ans de détention. Si cette affaire a mobilisé la presse internationale et Amnesty International, d’autres sont restées dans l’ombre. Une liste de bénévoles « suspect·es » a été établie, quelques interpellations ont eu lieu, chacun·e doit désormais œuvrer dans la plus grande discrétion. En Grèce, faire preuve de solidarité avec les réfugié·es est considéré comme criminel…
Dans les camps de la Grèce continentale
Suite à l’incendie spectaculaire et mortel qui a ravagé en 2020 le camp de Moria, sur l’île de Lesbos, puis ceux de l’été 2021 dans la région d’Athènes où se situait celui de Malakasa, de nombreuses personnes ont été transférées dans le camp isolé de Ritsona, à une heure de route de la capitale. 5’000 y vivent désormais dans un isolement morbide. Les rares associations qui y avaient accès, effectuaient des distributions de nourriture, de vêtements, proposaient un encadrement aux enfants ont été contraintes de quitter les lieux.
S’ajoute le fait que depuis le premier octobre, les programmes d’hébergement et d’allocations d’aide en espèces jusqu’ici gérés par le HCR ont été repris par l’État grec. Lors de notre visite fin octobre dernier, des réfugié·es nous ont affirmé ne pas avoir reçu leur allocation d’aide mensuelle[3]Une personne seule vivant dans un camp reçoit 75 euros par mois. Impossible d’acquérir la nourriture nécessaire pour compenser la médiocrité des repas distribués. Paul* y vit depuis deux ans, dans l’attente de son entretien d’asile fixé en septembre 2022. Dans le camp de Nea Kavala situé au nord du pays, les réfugié·es et débouté·es se sont vu refuser l’accès à la distribution de nourriture… Difficile de dire s’il s’agit d’une mesure d’économie ou d’une administration défaillante. La Grèce considère néanmoins maîtriser adéquatement la crise migratoire.
À Athènes, la situation est aussi très critique. Une fois l’asile obtenu, le droit à l’hébergement et aux allocations d’aide est caduc[4]Lorsqu’elles sont en procédure, les personnes sont généralement transférées dans des camps, plus rarement prises en charge dans des structures dans les grandes villes. On part du principe que ces personnes sont « logées » à la même enseigne que les habitant·es du pays. Sauf qu’en cas d’indigence, ceux-ci peuvent généralement compter sur la solidarité familiale. Lorsque l’asile est refusé, il en va de même. De nombreux réfugié·es vivent ainsi dans des conditions indicibles, partageant un matelas à deux ou trois lorsque « la chance » leur sourit, tributaires des aides alimentaires des associations indépendantes. D’autres sont à la rue, occupent les recoins des parcs en espérant ne pas être délogé·es par la police. Misère humaine au pied de l’Acropole.
Sam, yéménite arrivé il y a trois ans en Grèce, s’est réfugié sous un plastique pour la nuit… Armelle, jeune femme de 32 ans mère de deux enfants en bas âge accueille avec un sourire les sandwichs et les bananes que nous distribuons. Nous rencontrons quelques femmes à l’espace douche aménagé par l’association indépendante One Human Race. Une fois par semaine, elles s’y rendent avec leurs enfants pour se laver et obtenir quelques produits de première nécessité. En prime ces jours-ci, à celles qui le souhaitent, des culottes menstruelles fournies par Choosehumanity. Ne plus dépendre de torchons durant leurs menstruations, un luxe auquel personne ne penserait.
Accès aux soins
L’accès aux soins est difficile, voire impossible et ce malgré le nombre d’ONG médicales sur place. Fatima, jeune femme déboutée, a depuis une semaine un abcès du doigt qui s’étend progressivement à tout le bras. En raison de son statut la privant de carte de sécurité sociale, un organisme médical international lui refuse les soins. Salomon souffre d’un volumineux kyste comprimant la trachée. Il effectue un coûteux trajet de presque deux heures pour se rendre au rendez-vous fixé par l’hôpital. Pour la deuxième fois, il sera renvoyé sans examen ni traitement, sous prétexte que le traducteur convoqué par le médecin n’est pas au rendez-vous.
Il ne subsiste que l’improvisation pour tenter de répondre aux regards de détresse et demandes multiples : consultations à une terrasse de café, enseignement des positions et mouvements adéquats pour vivre avec un mal de dos, conseils alimentaires et distribution de coupons de nourriture, achats de quelques vêtements chauds pour traverser l’hiver qui s’annonce, des paroles et des sourires échangés. Des petits riens qui redonnent un peu d’humanité aux oublié·es d’Athènes.
*Prénoms fictifs
Notes
↑1 | https://aegeanboatreport.com |
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↑2 | Voir UNHCR, Une réfugiée syrienne et championne de nage porte secours à d’autres réfugiés, 27.12.16 |
↑3 | Une personne seule vivant dans un camp reçoit 75 euros par mois. |
↑4 | Lorsqu’elles sont en procédure, les personnes sont généralement transférées dans des camps, plus rarement prises en charge dans des structures dans les grandes villes. |