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Notre regard

Turquie | La migration, la montée du racisme et les Africain·es

La Turquie, la migration, la montée du racisme et les Africain·es

Crédit: Yasir Bodur, quartier Tarlabasi, Istanbul

La place que la Turquie occupe dans les mouvements migratoires est complexe. D’une part, le pays compte environ 6% de ressortissant·es à l’étranger. La plupart vivent en Europe. La Turquie est par ailleurs un pays d’immigration pour de nombreuses personnes venant dans une large mesure des pays issus de l’Empire ottoman.

L’éclatement de la guerre civile en Syrie en 2011 a provoqué un bouleversement démographique majeur. La Turquie est alors devenue l’un des États qui abritent le plus de réfugié·es au monde ; selon les estimations de l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), plus de 4 millions sur une population de presque 84 millions d’habitant·es. En 10 ans, quelque 3,7 millions de personnes venant de Syrie s’y sont installées. Elles sont au bénéfice d’une admission temporaire, statut spécialement créé pour faire face à leur arrivée en nombre. Pour certain·es, la Turquie est aussi un pays de transit. Le régime de Recep Tayyip Erdogan a d’ailleurs réussi à monnayer la présence de personnes migrantes susceptibles de poursuivre leur voyage vers l’Europe et acheter le silence des pays européens dans le cadre du fameux accord UE-Turquie de 2016. Depuis quelques années, la montée de discours politiques xénophobes contre les exilé·es de Syrie, mais aussi plus récemment à l’encontre des populations afghanes et originaires d’Afrique inquiète.

Présence africaine : diversité de parcours

La Turquie entretient des liens étroits avec des pays africains dont certains faisaient partie de l’Empire ottoman pendant plusieurs siècles. L’esclavage, les besoins administratifs et militaires de l’Empire, la mobilité à l’intérieur de cet espace qui possédait de très vastes territoires ont été à l’origine de la présence de minorités des deux côtés de la Méditerranée.

Différents groupes tels que les Congolais ou les Sierra-Léonais sont établis depuis plusieurs dizaines d’années dans certains quartiers d’Istanbul. Ils y ont créé des organisations civiles et religieuses, se sont intégré·es, se sont marié·es, obtenant par là même la nationalité turque. Les universités, avides de recevoir des étudiant·es étranger·ères contribuent également à cette diversité.

Leur nombre exact n’est pas connu, mais la migration africaine en Turquie est de plus en plus importante et diverse. Les arrivées récentes en provenance de nombreux pays (entre autres magrébins et subsahariens) sont en partie dues à ces liens historiques et aux échanges commerciaux encouragés par Ankara. À cela il faut ajouter sa politique de visa libérale avec des pays africains mise en place malgré le désaccord de l’Union européenne.

Pour certain·es, la Turquie est avant tout un pays de transit : vue d’Afrique, elle semble à deux pas de l’Europe, accessible en quelques heures par les avions de Turkish Airlines. Mais une fois sur place, le passage s’avère difficile. Le séjour s’éternise pour beaucoup. Certain·es renoncent à partir et font leur vie en Turquie, souvent après plusieurs années de vie sans statut légal. Jusqu’à la dégradation récente de son économie et la forte dépréciation de sa monnaie nationale, le pays leur offrait des opportunités intéressantes.

Crédit: Yasir Bodur – Image prise lors de la Coupe d’Afrique des Nations
Crédit: Yasir Bodur – Image prise lors de la Coupe d’Afrique des Nations

Il faut enfin souligner la présence de réfugié·e en attente d’être réinstallés à l’étranger par l’Agence des Nations unies pour les réfugiés. Un processus qui peut durer parfois de longues années. Ces personnes sont souvent attribuées à des villes dites « satellites », loin des centres urbains.

Qu’elles soient étudiantes, demandeuses d’asile, mariées à un·e personne de nationalité turque, exerçant divers métiers hautement ou moins qualifiés, d’une manière irrégulière ou régulière, ces populations d’origine africaine se sont plus ou moins durablement installées dans un nombre grandissant de villes de Turquie. Mais la difficulté à trouver des logements et des moyens de subsistance les pousse à vivre et à travailler dans les mêmes quartiers ou banlieues. Cela les rend paradoxalement plus visibles et en fait des cibles potentielles d’attaques xénophobes et racistes.

Montée du racisme

L’arrivée et l’accueil des réfugié·es syrien·nes ont été présentés par le régime d’Erdogan comme passager. Leur traitement bienveillant était inspiré des préceptes religieux : il fallait bien traiter ses « frères de religion ». Cette approche, qui a d’abord trouvé un écho favorable surtout au sein de la base électorale du parti d’Erdogan, a par la suite été abandonnée suite aux critiques de l’opposition et l’effritement de plus en plus important de la popularité du régime en place en raison de la dégradation des conditions de vie.

À cet égard, il faut évoquer la mise en concurrence des plus défavorisé·es, autochtones ou migrants, dans certains secteurs de l’économie. Le néolibéralisme appliqué par l’islamisme autoritaire d’Erdogan a consisté à favoriser le recrutement d’une main-d’œuvre à bas coût. Ajouté à l’augmentation rapide du nombre de réfugié·es, cette crise économique et sociale a préparé le terrain à la montée des mouvements politiques ouvertement racistes et xénophobes. Des « entrepreneurs politiques » n’ont pas hésité à instrumentaliser le mécontentement de la population, qui a débouché sur une augmentation des agressions contre les populations étrangères. En août 2021 à Altındag, une banlieue d’Ankara, des appartements et magasins de migrant-e-s syrien-ne-s ont été saccagés. D’autres violences, avec mort d’hommes, ont pris pour cible les populations afghanes et noires. Certains médias ont dénoncé l’inaction de la police face à ces agissements.

Ibrahim Soysüren

Réseaux sociaux : Amplificateur du racisme versus outils de solidarité et de survie pour les personnes migrantes

Les réseaux sociaux sont devenus l’un des rares espaces en Turquie où il est possible de s’exprimer, au regard de la prise de contrôle des médias par le régime d’Erdogan et la répression féroce de l’opposition au régime. Dans le contexte de la crise économique et sociale et de l’exploitation de la figure de réfugié par certains mouvements politiques (voir ci-dessous), ces réseaux ont de fait joué un rôle de caisse de résonance à l’expression raciste et xénophobe.

Mais ce sont également ces moyens de communication qui ont permis à des personnes migrantes de s’exprimer contre ces agressions et de s’organiser. Suite au meurtre d’un migrant togolais, Romeo, elles ont organisé une manifestation en collaboration avec des acteurs associatifs locaux, à Esenyurt (Istanbul) le 11 septembre 2021.

Plus largement, les technologies de l’information et de communication (TIC) constituent un outil d’empowerment. Elles permettent aux personnes migrantes de trouver des informations précieuses, du travail et de nouer des contacts, parfois même avant d’arriver en Turquie. Elles sont également le lieu de diverses expressions, par exemple religieuses, artistiques ou politiques. Ainsi, le groupe Facebook Foreigners in Istanbul est riche de 24 000 membres et Francophones à Istanbul 38 600.

Dans le contexte d’une recherche [1]Cet article se base sur une recherche (IP37) réalisée dans le cadre du Centre national de compétence en recherche pour la migration et les études de mobilité (NCCR on the move), financée par le … Lire la suite autour de la migration de transit en Turquie de demandeurs·euses d’asile originaires d’Afrique subsaharienne, nous constatons une utilisation large et parfois innovante des TIC. Soit pour continuer à vivre en Turquie et faire face à un environnement hostile et à la précarité; soit pour quitter ce pays pour l’Europe. Les réseaux sociaux leur permettent par exemple de se transformer en petit·es commerçant·es: grâce aux photos de produits textiles turcs, certain·es offrent à leur entourage et leur followers la possibilité de se fournir moyennant une commission.

Références documentaires

• Revue Anatoli, Migrants et réfugiés en Turquie, dans leur contexte historique, politique et social, 2018.

Dossier thématique dirigé par Elif Aksaz et Catherine Wihtol de Wenden.

• Marieke Wissink, Franck Düvell, Valentina Mazzucato, The evolution of migration trajectories of sub-Saharan African migrants in Turkey and Greece : The role of changing social networks and critical events, Geoforum, Vol. 116, Pages 282-291, 2020.

• Deniz Sert, Didem Danıs,

Framing Syrians in Turkey : State Control and No Crisis Discourse, INTERNATIONAL MIGRATION, vol. 59, no 1, pp. 197-214, 2021.

La situation migratoire en Turquie

1 353 140 personnes de nationalité étrangères disposent d’une autorisation de séjour en Turquie, dont :

· 1 002 413 pour un séjour de courte durée ;
· 121 039 avec un titre d’étudiant·e ;
· 90 141 pour raison familiale et
· 139 274 autre

Les dix pays les plus représentés parmi ces personnes sont : Irak, Turkménistan, Iran, Syrie, Ouzbékistan, Azerbaïdjan, Russie, Afghanistan, Kazakhstan, Égypte.

Nombre de demandes d’asile en 2021 : 29 259

Nombre de personnes migrantes sans statut arrêtées par les forces de l’ordre : 162 996 personnes. Les dix pays d’origine les plus représentés : Afghanistan, Syrie, Pakistan, Palestine, Turkménistan, Iran, Ouzbékistan, Somalie, Yémen, RDC

Nombre de Syrien·nes ayant un statut d’admission temporaire : 3 736 091

Données à fin janvier 2022 émanant du site des autorités turques (Présidence générale de l’administration des migrations)

Notes
Notes
1 Cet article se base sur une recherche (IP37) réalisée dans le cadre du Centre national de compétence en recherche pour la migration et les études de mobilité (NCCR on the move), financée par le Fonds national suisse de la recherche scientifique. Celle-ci se focalise sur les usages des TIC par les demandeurs d’asile de l’Afrique subsaharienne de transit en Turquie et les réfugiées de la même région en Suisse. Pour plus d’information voir site du NCCR on the move