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Notre regard

Érythrée | La pratique Suisse vertement critiquée par l’ONU

Karine Povlakic
Juriste SAJE

Le 30 janvier 2023, le CAT, Comité de l’ONU chargé de surveiller l’application de la Convention internationale contre la torture et les traitements inhumains et dégradants a estimé que le renvoi d’une femme vers l’Érythrée violerait l’article 3 interdisant le refoulement vers un pays dans lequel la personne serait exposée à la torture (A.Y. Switzerland (CAT/C/74/D/887/2018)). La femme avait fui le pays pour échapper au service militaire et sa demande d’asile avait été rejetée pour «invraisemblance» sur la base d’une audition très sommaire durant laquelle on lui avait intimé de ne pas s’étendre sur ses motifs de fuite. Outre une critique sévère contre la procédure en question, qu’il estime insuffisante, le CAT juge problématique l’attitude de la Suisse à l’égard de l’Érythrée, qui s’appuie sur des informations controversées tout en délégitimant des sources émanant d’instances internationales et des témoignages de personnes ayant subi et fui les violences. C’est la quatrième fois en moins d’un an que la Suisse est condamnée par le CAT pour des cas érythréens. Va-t-elle enfin revenir sur son changement de pratique de 2017 à l’égard de ce pays notoirement connu comme la Corée du Nord de l’Afrique ? Karine Povlakic, juriste au SAJE, nous livre son analyse. [réd.]

Ce que dit le CAT de la procédure helvétique

Dans sa communication du 30 janvier 2023, le CAT rappelle que l’examen du risque individuel, actuel et concret en cas de refoulement en Érythrée doit reposer tant sur les motifs invoqués par l’intéressée que sur les informations généralement accessibles en matière de respect des droits humains dans le pays d’origine. (§ 8.3) Concernant le premier point, le CAT reproche à la Suisse de s’être essentiellement fondée sur les déclarations de l’audition sommaire, sans véritablement examiner les motifs d’asile développés dans l’audition fédérale (§ 8.9). Il lui reproche aussi de s’appuyer sur des informations sur la situation en Érythrée « intentionnellement sélectives », notamment basées sur des rapports d’autorités britanniques et danoises pourtant « sévèrement critiqués » pour leur partialité. Ce faisant, le SEM s’est lui-même montré partial lors de l’examen des motifs d’asile de la requérante. (§ 8.12).

En ce qui concerne la situation en Érythrée, le Comité note que, dans ses plus récentes observations, le Comité des Nations Unies pour l’élimination de la discrimination envers les femmes demeure profondément préoccupé des conséquences sérieuses de l’obligation de service national sur les droits des femmes. Le Rapporteur spécial relève en outre que les déserteur·es ne bénéficient pas d’un procès équitable, qu’ils et elles sont présumé·es connaître les raisons de leur arrestation et de leur détention, et qu’ils et elles n’ont aucun moyen de contester celles-ci. Les jeunes conscrit·es, même mineur·es, sont soumis·es à des conditions d’entraînement extrêmement sévères et sujet·es à des châtiments ou à des violences sexuelles, notamment à Sawa. Les déserteur·es encourent la torture et de longues périodes de détention. Les requérant·es d’asile qui sont retourné·es en Érythrée ont été soumis à des châtiments sévères à leur retour, notamment à des détentions de longue durée au secret, des tortures et des mauvais traitements, et les femmes exposées à de multiples abus, y compris de la violence sexuelle, des viols, ou des menaces de viols et du harcèlement sexuel, ceci dans l’impunité des auteurs de ces violences. En outre, le Rapporteur spécial a observé une dégradation de la situation depuis le début de son mandat en novembre 2020, en raison de l’engagement de l’Érythrée dans le conflit au Tigré éthiopien. Celles et ceux qui ont tenté de fuir pendant cette période ont été soumis à des conditions inhumaines et dégradantes de détention pour des durées indéterminées. Les autorités ont également puni les déserteur·es en emprisonnant un parent dans le but de les contraindre à se rendre. Les rafles ont également considérablement augmenté dans tout le pays. (§ 8.11)

Le Comité considère dans cette affaire que l’État partie n’a pas pris en compte ces informations, particulièrement celles concernant les personnes en fuite et le traitement des femmes dans l’armée. Indépendamment de la vraisemblance de ces motifs, la requérante est une personne à risque en tant que femme, en tant que femme en âge de la circonscription, et en tant que requérante d’asile déboutée. Ceci, « sur la base de faits incontestés » et « dans le contexte d’informations actualisées »(§ 8.12) Le Comité conclut que, dans le cas d’espèce, la requérante serait exposée à un risque prévisible, concret, actuel et personnel d’être soumise à la torture en cas de renvoi en Érythrée, en violation de l’article 3 de la Convention.

Plusieurs autres recours auprès du Comité de l’ONU contre la torture ont conclu au même risque de violation du principe de non-refoulement (art.3), dont trois en 2022. Ils seront à retrouver en lien avec cet article sur asile.ch.

Commentaire

DROITS HUMAINS La Suisse encourage-t-elle les États à ne pas collaborer avec l’ONU ?

Le Comité de l’ONU contre la torture estime dans cet arrêt que mettre en doute, comme le fait la Suisse, la fiabilité des rapports de l’ONU sur l’Érythrée du fait qu’Asmara ait refusé les visites des rapporteurs spéciaux visant à établir les faits (fact-finding missions) peut conduire les États à se désengager de leurs obligations en matière de respect des droits humains, à moins de transparence et de responsabilité. (§ 8.10)

Contrairement à la Suisse, le comité relève que dans le cas de l’Érythrée, les témoignages concordants de personnes ayant fui le pays étaient davantage fiables que ceux recueillis sur place en Érythrée, en raison des risques de censure et de rétorsion.

Sophie Malka

Vers un changement de jurisprudence ?

Il ressort de l’ensemble de ces décisions qu’un retour au pays, même après avoir éventuellement signé une lettre de regrets et payé une taxe, les exposerait à un risque suffisamment étayé de détention arbitraire et de torture, compte tenu des enquêtes récentes conduites par les différents organes des Nations Unies en matière de respect des droits humains en Érythrée, sur la base de témoignages eux-mêmes concordants et crédibles de personnes en fuite et en l’absence de possibilité de mener des investigations à l’intérieur même du pays. Cette situation concerne tou·te·s les Érythréen·nes en âge d’effectuer un service militaire ou civil, jusqu’à l’âge de 40 ans, mais également celles et ceux qui ont fui le pays depuis de nombreuses années, et qui ne peuvent justifier à leur retour d’un séjour légal à l’étranger non lié à une demande d’asile.

Ainsi, on doit considérer que, d’une manière générale, l’exécution du renvoi des demandeur·es d’asile érythréen·nes, n’est pas licite, sauf à démontrer que, dans un cas particulier, l’autorité serait à même de prouver une exemption du service national, un départ licite du pays, ou un séjour légal en Suisse non lié à une demande d’asile.

En principe, les recommandations des décisions du CAT devraient être respectées par la Suisse et faire jurisprudence, en ce sens que la même solution devrait être applicable à tou·te·s les Érythréen·nes qui ont fui le pays plus ou moins dans les mêmes circonstances et plus ou moins au même âge, ce qui est le cas de la plupart des requérant·es d’asile débouté·es originaires d’Érythrée. Au lieu de cela, tant le SEM que le TAF considèrent jusqu’à présent que chaque décision du CAT ne s’applique qu’à la personne qui a conduit la plainte.

Données statistiques des Érythréen·nes à l’aide d’urgence

Âge 4/20194/20204/2021
0-17 ans606568
18-29 ans306280210
30-39 ans839186
40+ ans495450
Total498490414
STATISTIQUES DES ÉRYTHRÉN·NES À L’AIDE D’URGENCE
Statistiques disponibles du Secrétariat d’État aux migrations

Dans leur réponse, négative, à une demande de réexamen s’appuyant sur ces précédentes condamnations, l’autorité nous explique que «selon l’appréciation du SEM, les décisions du CAT présentent d’importantes lacunes méthodologiques.» Ce point de vue contourne les obligations des autorités suisses en matière d’application de bonne foi des traités internationaux et de respect des droits humains. En particulier, la position du SEM prive la jurisprudence du CAT de son « effet utile ». Or, selon une formule consacrée de la Cour européenne des droits de l’homme, «les droits humains doivent être garantis de manière concrète et effective et non pas théorique et illusoire». En l’occurrence, si chacun·e des 414 Érythréen·nes vivant à l’aide d’urgence en Suisse doit déposer une plainte devant une instance internationale pour que le danger de torture en cas de refoulement soit reconnu par le SEM, la garantie tirée de la Convention contre la torture demeure théorique.

Nous sommes donc actuellement confronté·es à un manque de respect flagrant, à l’encontre de tout un groupe de population, de droits humains parmi les plus essentiels: le droit à la protection de l’intégrité, de la sécurité et de la vie. Cette posture, qui est politique, exclut les Érythréen·nes débouté·es de la protection juridique, uniquement par la volonté des autorités de ne pas leur accorder cette protection, c’est-à-dire, de manière discriminatoire.

Autres jugements du Comité de l’ONU contre la torture sur la pratique suisse à l’encontre des Érythréen·nes

Dans une communication Yacob Berhane c. Suisse, n°872/2018, du 30 août 2022, où il était question d’un homme âgé de 35 ans, footballeur professionnel dans son pays avant sa fuite en 2013, le Comité a considéré qu’en tant que demandeur d’asile, un refoulement en Érythrée l’exposerait à un risque vraisemblable de tortures. Selon celui-ci, en tout état de cause, le retour des Érythréen·nes ne peut pas être monitoré, sous-entendu que ce qui leur arrive après leur retour n’est pas transparent en l’absence de possibilité de mener des enquêtes sur place indépendantes, et qu’ils et elles sont donc livré·es au bon vouloir et à l’arbitraire des autorités sur leur sort. Le Comité note encore que dans sa déclaration du 4 mars 2022, le Rapporteur spécial «note que les développements récents en Érythrée continuent d’attester un manque de progrès dans la situation des droits humains dans le pays.» (§ 7.6) Le Comité conclut à une violation de l’article 3 de la Convention en cas de refoulement.


Dans une communication T.A. c. Suisse, n°914/2019, du 3 juin 2022, où il était question d’une jeune femme qui avait fui le camp de Sawa où elle avait subi des sévices, le Comité se fonde sur le rapport publié en 2021 par le Rapporteur spécial sur la situation des droits humains en Érythrée. Selon ce rapport, les demandeur·euses d’asile renvoyé·es en Érythrée feraient l’objet de lourdes sanctions à leur retour, notamment de longues périodes de détention au secret, d’actes de torture et de mauvais traitements. (§ 8.6) «Par conséquent, le Comité ne peut pas conclure qu’en l’espèce, la requérante ne courrait pas personnellement un risque prévisible, actuel et réel d’être soumise à la torture si elle était renvoyée dans son pays», en violation de l’article 3 CT.


Dans une communication Y. c. Suisse, n°916/2019, du 8 février 2022, il est question d’un jeune homme de 25 ans, dont deux frères avaient déserté et obtenu l’asile en Suisse. Le jeune avait assisté à un cours sur le VIH dispensé par un pentecôtiste. Il est arrêté et emprisonné deux mois, durant lesquels il subit des mauvais traitements. 7 mois après sa libération, il fuit le pays de crainte d’être pris dans une rafle et enrôlé de force dans l’armée. Il a déposé une demande d’asile en Suisse alors qu’il était encore mineur. Le Comité considère dans cette affaire que les informations disponibles ne lui permettent pas de conclure que le déroulement de la procédure d’asile représente une violation des obligations d’indépendance et d’impartialité du traitement de la demande au titre de l’article 3 CT (§ 8.4). Pour autant, que ce soit dans le cadre du service militaire ou du service civil, les sanctions pour insoumission, désertion ou sortie illégale du pays continueraient d’être appliquées de façon arbitraire et incohérente par les commandants des forces armées et les représentants des forces de l’ordre. Des informations signalent que les déserteur·es et les réfractaires sont susceptibles d’être arrêté·es lors de rafles, même après un retour de l’étranger, et qu’ils/elles risquent d’être emprisonné·es pour des périodes d’un à douze mois, voire jusqu’à trois ans. Lors de leur détention, ils/elles peuvent être victimes de tortures. Les rapatrié·es ayant signé une lettre de regrets et payé une taxe étaient susceptibles d’être arrêté·es et enrôlé·es de force au service national à l’expiration d’un délai de grâce. (§8.6) Le Comité conclut que le refoulement du requérant en Érythrée constituerait une violation de l’article 3 CT. (§ 8.8)


Dans une autre communication X c. Suisse, n° 900/2018, du 22 juillet 2021, il était question d’un jeune érythréen ayant quitté son pays dans l’espoir de poursuivre ses études et pour échapper aux rafles qui l’obligeaient à vivre dans la clandestinité afin de ne pas être enrôlé de force dans l’armée (§ 8.8). Le Comité a considéré dans cette affaire qu’en ce qui concerne le risque d’être arrêté et enrôlé lors de rafles, ces craintes sont «compatibles avec les informations disponibles sur la situation générale en Érythrée», telle qu’elle a été décrite par le Secrétariat d’État aux migrations dans le rapport du Bureau européen d’appui en matière d’asile de septembre 2019. Il est en outre plausible que les conscrit·es soient ciblé·es «simplement en raison de leur âge» (§ 8.9), les autorités érythréennes pratiquant le recours généralisé à la conscription des jeunes (§ 8.10). En outre, le Comité estime qu’il existe une possibilité plausible pour les insoumis·es et celles/ceux qui ont quitté le pays de manière illégale, d’être victimes d’actes de tortures après leur retour. (§ 8.10)

Le Comité conclut dans cette affaire que : « au vu du peu d’informations disponibles et fiables sur l’ampleur de ce risque, le Comité ne peut pas conclure qu’en l’espèce, il n’existe pas un risque prévisible, réel et personnel pour le requérant d’être soumis à la torture en cas de renvoi vers l’Érythrée, laquelle constituerait donc une violation de l’article 3 de la Convention. » (§ 8.10)


Dans une communication M.G. c. Suisse, n°811/2017, du 7 décembre 2018, le Comité contre la torture (CAT) constate tout d’abord que « l’Etat partie semble avoir accepté la probabilité que le requérant soit astreint à des obligations militaires en Érythrée, sans toutefois se prononcer sur la compatibilité de cette pratique avec les droits tirés de la Convention. À cet égard, le Comité prend note du rapport du 25 juin 2018 de la Rapporteuse spéciale sur la situation des droits de l’homme en Érythrée, qui conclut globalement qu’[elle] reste sombre puisque, entre autres, « la durée du service militaire/national, dont la commission d’enquête sur les droits de l’homme a estimé qu’il y avait des motifs raisonnables de croire qu’il ne constituait pas moins que l’asservissement d’une population entière, et donc un crime contre l’humanité, reste indéterminée » : que la torture et autres actes inhumains continuent d’être commis ; et que « les détenu·es sont particulièrement vulnérables aux violations des droits humains, notamment à la torture, car les procédures et les garanties juridiques, telles que l’accès aux membres de leur famille, aux avocats et aux médecins, leur sont refusées. » (§7.3)