Face à des procédures «accélérées» qui s’allongent, l’incertitude et l’impuissance
Émilie Touillet, BCJ Vaud
Peut-on parler de procédures accélérées lorsqu’une personne n’est auditionnée sur ses motifs d’asile que 27 mois après le dépôt de sa demande ? Décisions politiques inconséquentes, priorités mal placées et manque de personnel chargé de traiter les demandes sont parmi les causes d’un allongement des procédures d’asile dont les conséquences pèsent d’abord sur les concerné·es, mais aussi sur l’ensemble du réseau : juristes, soignant·es, services sociaux. Avec comme seul geste de la part des autorités : un silence assourdissant. Explications d’Émilie Touillet, juriste au Bureau de consultation juridique du canton de Vaud. [réd.]
En juin 2016, la population suisse s’est prononcée en faveur de la mise en oeuvre d’une loi visant à accélérer les procédures d’asile. Cette réforme portait la promesse de procédures « rapides, équitables et humaines » [1]RTS, Simonetta Sommaruga plaide pour les procédures d’asile accélérées, Forum, 21.03.2016. L’idée était de permettre aux personnes susceptibles de rester sur le territoire suisse de recevoir plus promptement une décision sur leur demande de protection afin de faciliter leur intégration. A contrario, les personnes devant quitter la Suisse devraient être informées de leur renvoi dans des délais plus brefs. L’argument avancé visait aussi une réduction des coûts : il s’agissait d’éviter que ces personnes ne bénéficient trop longtemps d’aides sociales ou d’urgence. Ce nouveau dispositif reposait sur une centralisation des procédures accélérées. Celles-ci se déroulent désormais au sein de centres fédéraux, où se trouvent réunis les principaux acteurs·trices de l’asile, à savoir les autorités, les requérant·es d’asile et leurs représentant·es juridiques.
La nouvelle loi prévoyait également, lorsque le dossier d’asile présentait un caractère complexe, la possibilité pour l’autorité compétente, en l’occurrence le Secrétariat d’État aux migrations (SEM), de prononcer le passage en procédure étendue (art. 26d). Cette décision peut être prise lorsque des éléments essentiels à l’instruction de la demande sont manquants, ou encore lorsque la première audition relative aux motifs d’asile ne permet pas d’établir les faits de manière satisfaisante. La durée de cette seconde phase est encadrée par la loi : « Dans le cadre d’une procédure étendue (art. 26d), la décision doit être rendue dans un délai de deux mois suivant la phase préparatoire » (art. 37, al.4).
À ce jour, sur le terrain, le constat des professionnel·les chargé·es de la défense juridique est amer : les délais se sont allongés dans le cadre de la procédure dite accélérée, tandis que les procédures étendues excèdent largement les délais prescrits par la loi. Par conséquent, de nombreux requérant·es d’asile sont affecté·es psychologiquement et physiquement par une attente insoutenable.
DÉCRYPTAGE
La phase accélérée prévue par la nouvelle législation inclut une audition portant sur les motifs de l’asile, ainsi qu’une période d’instruction qui ne doit pas dépasser 140 jours (art. 24, al. 4). Le 25 octobre 2022, confronté à un manque de places dans les centres fédéraux, le SEM a ordonné par mesures urgentes « l’attribution anticipée » dans les cantons (art. 24, al. 6) de certains individus avant même leur audition. La plupart des personnes concernées étaient de jeunes Afghan·es, dont on savait pourtant qu’ils obtiendraient, à terme, une admission provisoire. La mesure a pris fin le 16 décembre 2022. En œuvre durant moins de deux mois, cette mesure a encore des répercussions aujourd’hui. Pour ces requérant·es, cette attribution a signifié une grande incertitude : certains ont dû parfois patienter plus d’une année avant de pouvoir être entendus sur leurs motifs d’asile, générant ainsi une grande souffrance et un sentiment d’abandon. Le recours à cette pratique par l’autorité vient prolonger considérablement cette phase qualifiée d’« accélérée ».
Par ailleurs, alors que la première audition sur les motifs d’asile durait auparavant une journée entière, elle a désormais été réduite à une demi-journée. Les personnes concernées se retrouvent ainsi pressées de résumer leurs motifs comportant des événements traumatiques. De nombreux récits témoignent de questions très frontales parfois posées donnant le sentiment de vouloir rapidement remplir des cases : « Avez-vous été violée ? », « Résumez vos motifs en deux phrases s’il vous plaît ». Ces conditions d’audition entraînent des répercussions psychiques sur les personnes qui ne se sentent pas écoutées. Elles sont mises sous pression alors que ce moment était parfois attendu depuis plusieurs semaines ou mois.
Cela entraîne un appauvrissement de l’instruction des dossiers, qui conduit à un nombre croissant de cas passant en procédure étendue. Il est souvent observé que les auditeurs ou auditrices anticipent eux ou elles-mêmes que cette première audition ne suffira pas, et en informent les requérant·es au cours de la procédure.
RÉPERCUSSIONS SUR LA SANTÉ
Une fois la procédure étendue prononcée, une nouvelle période d’attente débute. Sa durée est imprévisible et aléatoire. Cette incertitude engendre incompréhension et angoisse chez beaucoup de requérant·es d’asile, qui n’ont plus aucune prise sur leur vie. Ces émotions ont des répercussions profondes sur leur santé : prise de poids, idées suicidaires, dépression, addictions, etc. Parallèlement, les professionnel·les de l’asile se retrouvent sursollicité·es, les requérant·es cherchant désespérément des informations sur ce qui justifie la longueur de la procédure. Ce sentiment d’impuissance se répercute également sur l’ensemble des réseaux de soins et d’assistance sociale.
En outre, compte tenu du nombre croissant de dossiers passant en procédure étendue, les ressources disponibles ne permettent pas toujours d’assurer une défense juridique équitable et de qualité. Les représentant·es juridiques dédient une grande partie de leur travail à répondre aux inquiétudes de leurs mandant·es. Ceci provoque chez les professionnel·les un sentiment de désarroi, face à une autorité peu communicative.
Lorsqu’une seconde audition est enfin planifiée, les personnes en procédure sont contraintes de reprendre leur récit depuis le début, dans le cadre d’auditions intimidantes, pouvant durer jusqu’à six ou sept heures. Ces auditions complémentaires s’apparentent finalement à des auditions préliminaires, en raison des lacunes observées dans l’instruction des dossiers lors de la première phase de la procédure. Puis, une nouvelle période d’attente s’enclenche, pouvant elle aussi durer plus d’une année.
Les outils juridiques permettant de défendre les requérant·es d’asile contre la durée excessive des procédures sont pratiquement inexistants. Ce n’est qu’après un dépassement de deux ans de procédure, associé à une inactivité de plusieurs mois de la part du SEM, que les acteurs juridiques peuvent introduire un recours pour déni de justice auprès du Tribunal administratif fédéral. Cependant, cet instrument n’a pas vocation à presser le SEM de rendre une décision, l’instance supérieure se contentant de constater le retard pris.
Bien que sur le papier, la réforme prétendait rationaliser et humaniser le processus d’asile, la réalité montre que ces objectifs sont loin d’être atteints. Les délais excessifs et l’incertitude affectent non seulement les demandeurs·euses d’asile, mais également l’ensemble des acteurs du système juridique et social, qui peinent à gérer cette surcharge structurelle.
ASLEM, DEUX ANS ET DEMI D’ATTENTE
Aslem, ressortissant afghan, est arrivé en Suisse en janvier 2022, laissant au Pakistan son épouse et ses deux enfants, contraints de vivre cachés en raison des dangers qu’aurait représentés leur voyage. À son arrivée en Suisse, il est frappé par une décision de non-entrée en matière et un ordre de renvoi vers l’Italie. Ne pouvant être effectivement renvoyé, il doit patienter jusqu’à l’expiration de son délai Dublin, avant que sa procédure d’asile ne soit finalement ouverte en novembre 2022. Entre-temps, il est assigné de manière anticipée au canton de Vaud, où il commence à apprendre le français et s’intègre avec succès. Ancien enseignant pour jeunes filles en Afghanistan, Aslem nourrit le rêve de reprendre cette vocation en Suisse.
En octobre 2023, confronté à une attente interminable et à une angoisse croissante quant au sort de sa famille, Aslem informe sa juriste de son état dépressif. Cela fait près d’une année qu’il attend d’être entendu sur les motifs de sa demande d’asile sans recevoir la moindre communication de l’administration suisse à ce sujet. Cette attente se prolonge jusqu’en avril 2024, date à laquelle Aslem est enfin auditionné pour la première fois, vingt-sept mois après son arrivée en Suisse.
Toutefois, la brièveté de l’audition, insuffisante pour établir clairement les faits, entraîne son passage en procédure étendue, et une seconde audition est programmée. Quelques mois plus tard, Aslem reçoit une décision d’admission provisoire. Or, l’ensemble de la procédure, marquée par des étapes superflues et une attente inexpliquée, a considérablement retardé la possibilité de réunir sa famille.
En situation illégale au Pakistan depuis plus de deux ans et demi, ses enfants et son épouse vivent dans la peur constante d’une expulsion vers l’Afghanistan. Peut-on réellement parler de procédures accélérées et humaines dans un tel contexte ?
Notes
↑1 | RTS, Simonetta Sommaruga plaide pour les procédures d’asile accélérées, Forum, 21.03.2016 |
---|