Aller au contenu
Documentation

Le Temps | Requérants à l’aide d’urgence: les troubles psychiatriques augmentent

Les médecins s’inquiètent de la fragilité croissante des migrants. Ils redoutent l’effet d’une suppression de l’aide sociale

Article publié le vendredi 29 juin 2012 par Valérie de Graffenried (Lien vers l’article sur le site du Temps)

Médecins et psychiatres tirent la sonnette d’alarme: l’aide d’urgence peut rendre fou. Sous pression, victimes de la saturation des places d’hébergement et de conditions de vie plus précaires, les requérants développent toujours plus de troubles psychiatriques, confirment les spécialistes contactés par Le Temps. Tous craignent que la suppression de l’aide sociale appliquée à tous les requérants ait des effets dévastateurs.

Cette mesure très contestée a été adoptée en juin par le National, lors de la révision de la loi sur l’asile. Le Conseil des Etats en débattra en septembre. La ministre de Justice et police, Simonetta Sommaruga, y est opposée. Elle craint qu’elle ne rallonge les procédures et ne provoque davantage de criminalité. Voilà que l’augmentation des problèmes de santé, et par ricochet des coûts, redoutée par le milieu médical s’ajoute aux effets négatifs relevés.

«La situation des requérants s’est clairement dégradée ces derniers mois», confirme Michael Saraga, responsable de la psychiatrie de liaison à la Policlinique médicale universitaire de Lausanne (PMU). «La suppression de l’aide sociale pour tous les déboutés, entrée en vigueur en 2008, était censée pousser les gens à quitter la Suisse. Or cela ne marche pas: beaucoup restent très longtemps à l’aide d’urgence, un régime prévu à la base pour n’être que de courte durée. A cela se sont ajoutés les problèmes des places d’hébergement, qui précarisent encore plus les conditions de vie des migrants.»

L’augmentation des demandes d’asile (+45% en 2011 par rapport à 2010) a par exemple nécessité l’ou­verture d’abris PC. Ces abris, provisoires, ne sont censés héberger que des requérants déboutés et des «cas Dublin» à expulser, à l’aide d’urgence. Or on y trouve aussi des personnes en procédure, dans l’attente d’une décision. «Ces mélanges sont néfastes. Et la surveillance de ces centres par des hommes en uniforme peut réveiller d’anciens traumatismes chez certains…»

Son collègue Patrick Bodenmann, responsable de l’Unité des populations vulnérables à la PMU, pose le même diagnostic. «Nous voyons beaucoup de souffrances. Les gens sont souvent perdus, à force d’être déplacés d’une structure à l’autre et de ne pas comprendre ce qui se passe», dit-il.

Dans le canton de Vaud, c’est par Michael Saraga et Patrick Bodenmann que passent les dossiers des requérants déboutés privés d’aide sociale les plus vulnérables. Ils sont sollicités par l’Etablissement vaudois d’accueil des migrants (EVAM) pour émettre un avis sur certains cas, sur la base de leur dossier médical. Ils citent un exemple: celui d’un père de famille arménien, dans un état dépressif grave, victime de stress post-traumatique en raison de persécutions subies.

«Pour ce type de cas, un transfert, avec la famille, du foyer à un logement individuel plus proche de médecins est recommandé. Mais, avec les problèmes d’hébergement, cela devient toujours plus difficile de trouver des solutions adéquates pour des cas particuliers. Et cela ne fera qu’empirer», souligne Patrick Bodenmann. La surpopulation de lieux d’hébergement crée aussi des tensions communautaires.

Le régime de l’aide d’urgence ne provoque pas forcément lui-même de nouveaux troubles. Par contre, un requérant qui ne peut bénéficier que d’un minimum vital, qui se sent toujours plus stigmatisé, peut voir certains maux dont il souffrait augmenter. Il s’agit souvent de troubles anxieux et dépressifs graves, avec tendances suicidaires. Et de stress post-traumatique.

Jean-Claude Métraux, psychiatre engagé auprès des victimes de conflits armés et des migrants, parle aussi de modifications de la personnalité liées aux conditions de vie extrêmes. «Dans la plupart des cas, il faut parler d’états de survie engendrant un état d’alerte permanent, un sentiment total d’impuissance et une projection impossible dans le futur», note-t-il. Ce «syndrome d’Ulysse» touche aussi les enfants.

Ce qui le préoccupe le plus est que ces troubles sont «à l’origine d’actes agressifs, qui justement sont incriminés pour durcir la loi sur l’asile. C’est le serpent qui se mord la queue: les mesures prises provoquent les maux contre lesquels elles sont censées lutter!» dénonce-t-il.

Le psychiatre voit l’extension de l’aide d’urgence d’un très mauvais œil: «De moins en moins de requérants bénéficieront d’une aide thérapeutique adéquate, et leurs troubles ne pourront bien souvent plus être diagnostiqués.»

C’est précisément ce que pointe du doigt Gilles Hourton, responsable infirmier de la consultation Santé migrants aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG). «Pour être efficace, la réponse à l’urgence doit s’accompagner d’une suite de soins en ambulatoire. Or, avec l’augmentation des requérants, les conditions pour l’accueil, l’évaluation et la prise en charge sanitaire se sont dégradées. Nous avons plus de difficultés à identifier les cas problématiques, qui se perdent dans la masse», dit-il.

En évoquant la généralisation redoutée du régime de l’aide d’urgence, il ajoute: «En réaction à cette forme d’abandon et de délaissement, nous risquons aussi de voir se développer des troubles psycho­logiques et comportementaux comme la violence et la toxicomanie.»

Sophie Durieux-Paillard, médecin responsable du programme Santé migrants aux HUG, acquiesce: «Avec l’aide d’urgence, nous sommes confrontés à des personnes qui ont une assurance maladie, mais dont les bases sociales ne sont plus assurées. On revient à l’«hôpital Charité», en demandant aux soignants de pallier les maux engendrés par une problématique sociale. On oublie souvent que ces personnes sont déjà fragilisées à la base, qu’elles ont été victimes de violences dans leur pays ou lors de leur trajet migratoire. Elles n’ont souvent plus l’énergie vitale pour faire face à ces nouvelles épreuves.»

Et, dans cet état, elles sont encore moins capables d’envisager un retour dans leur pays.