Erythrée | Evadés d’une prison
On parle peu de l’Erythrée, ce pays d’Afrique de l’Est qui borde la Mer Rouge. Pourtant, c’est de là qu’arrive depuis quelques années l’un des groupes les plus importants en nombre de demandeurs d’asile. Or les Erythréens sont aujourd’hui touchés par une nouvelle révision de la loi sur l’asile qui– entre autres durcissements – restreint l’accès des déserteurs au statut de réfugié. Mais dans le fond, pourquoi les déserteurs Erythréens fuient-ils leur pays? Et quel regard porter sur l’attitude des autorités suisses qui tentent de limiter leur arrivée?
Une société entièrement militarisée
Le pays est sous l’emprise, depuis son indépendance en 1991, d’un dictateur nommé Issaias Afeworki, ancien leader du Front populaire de libération de l’Erythrée. Celui- ci a imposé une militarisation extrême du pays, brandissant la menace que représente l’Ethiopie voisine. Ainsi chaque citoyen – et chaque citoyenne! – âgé de 18 à 45 ans est tenu d’effectuer un service national de 18 mois… en théorie! Dans la pratique, cette durée n’est pas respectée et les recrues peuvent rester captives pendant des années. Le service ressemble davantage à des travaux forcés, et le pays à un bagne géant que l’on compare parfois à la Corée du Nord. La discipline imposée dans les camps militaires est extrêmement rigoureuse, et les punitions relèvent le plus souvent de la torture: ligotage en plein soleil, indisciplinés attachés aux cadavres d’individus torturés,… Quant aux tâches demandées aux soldats, elles com- prennent la torture de ceux qui désobéissent et l’exécution des fuyards. Les femmes, elles, peuvent servir d’esclaves sexuelles.
Le déserteur, un traitre à punir
Il n’est donc pas étonnant que de nom- breuses personnes tentent d’échapper au service national avant ou pendant la mobilisation. En Erythrée, chaque citoyen qui disparaît est considéré comme un déserteur, et chaque déserteur est considéré comme un opposant politique à punir, à rééduquer voire à éliminer. On tire à vue sur les fugitifs, et ceux qui sont capturés se voient torturés ou sommairement exécutés. L’armée organise en outre des «giffa», rafles durant lesquelles des soldats bouclent en quelques minutes un quartier: les badauds qui ne sont pas en règle sont alors arrêtés. Ils risquent au mieux la mobilisation, au pire de longues périodes de détention dans des conditions effroyables.
Exode massif dans le monde entier
Cette épouvantable situation provoque un exode massif. Une fuite dangereuse conduit les plus chanceux des déserteurs vers le Soudan, où leur dangereux périple vers une terre d’asile ne fait que commencer. On estime qu’un cinquième de la population érythréenne vit aujourd’hui à l’étranger: Canada, Etats-Unis, Royaume-Uni, Suisse, Allemagne, etc.
La Suisse, comme les autres pays d’Europe et conformément aux directives du HCR, accorde dans la plupart des cas l’asile aux déserteurs érythréens. Avec 1’275 demandes sur 7’250 au deuxième trimestre 2012, soit 18% de toutes les demandes d’asile, l’Erythrée arrive en tête des pays de provenance des demandeurs d’asile.
Grave entorse au droit d’asile
Conscientes de cette situation, les autorités suisses n’ont pas tardé à plancher sur une manière de limiter l’accès au statut de réfugié pour cette population. C’est le Conseiller fédéral Blocher qui le premier a proposé d’amender la loi sur l’asile pour inscrire une réserve à la définition du réfugié: la désertion ne pourrait plus être invoquée comme motif d’asile. Une lex erithrea. La modification a pris du temps à cheminer dans un sinueux processus législatif, mais elle a fini par arriver devant le Parlement fédéral. Au moment de la rédaction de cet article, celui-ci était en train de l’adopter, qui plus est en mesure urgente. Ce qui signifie que les déserteurs érythréens recevront dès fin septembre, si ce vote se confirme, des décisions de renvoi, même si celles-ci ne pourront évidemment être exécutées.
Les défenseurs du droit d’asile n’ont pas hésité à dénoncer dès le départ une entorse claire à la définition du réfugié telle qu’elle figure dans la Convention de Genève de 1951, le HCR soulignant que la Suisse deviendrait le premier pays européen à introduire un tel amendement et serait l’un des seuls à ne pas donner l’asile aux Erythréens. Les adversaires du droit d’asile ont surfé sur la peur d’un afflux massif et profité de l’ignorance commune concernant la situation du lointain et petit pays d’Afrique.
« Vrais » réfugiés privés d’asile?
Outre l’enjeu concret pour les principaux concernés, cette modification de la loi suscite une observation inquiétante: ni l’administration ni les parlementaires ne contestent le tableau dressé ci-dessus de l’Erythrée. Parmi les partisans de la révision, personne ne prend le risque de dire que les déserteurs érythréens ne sont pas persécutés, puisque ce serait manifestement erroné. Autrement dit, sans état d’âme aucun, les décideurs sont désormais capables de restreindre le droit d’asile pour des personnes dont la qualité de réfugié est incontestable, ouvrant la porte à des durcissements qui vont bien au-delà de la rhétorique jusqu’ici maintes fois utilisée de la chasse aux abus. C’est le noyau dur du droit d’asile qui est maintenant attaqué, et pourrait désormais être attaquable. Le moment est donc décisif pour dénoncer ce type de restrictions.
Aldo Brina CSP-GE