Immigration à l’helvète
Texte élaboré à partir d’une intervention à l’atelier «One World» du 21.4.12 organisé à l’UNIL par M.-C. Caloz-Tschopp, G. de Coulon et Ch. Tafelmacher.
Au sein de l’Europe, l’Helvétie est un pays par tradition conservateur, sinon réactionnaire. Néanmoins sur deux plans elle a su se montrer politiquement pionnière. Pionnière d’une part comme refuge fiscal pour les plus riches : par libéralisme fédéraliste, les autorités politiques ont encouragé la sous-enchère fiscale entre les communes et les cantons tant pour les entreprises que pour les individus, tout en sanctifiant le secret bancaire ; celui-ci permet une pratique de la fraude fiscale à large échelle aussi bien pour celles et ceux qui résident dans le pays que pour les non résidents – européens, états-uniens et surtout ressortissants riches de tous les pays les plus défavorisés. Pionnière d’autre part en s’offrant au cœur de l’Europe comme terrain d’essai pour les restrictions de plus en plus sévères du droit d’asile; révision après révision, la Suisse est devenue la championne toutes catégories des mesures discriminatoires censées «décourager» les requérants et stopper l’ «afflux» de réfugiés, en dépit des protestations du Haut Commissariat aux Réfugiés (HCR). Celui-ci a, paradoxalement, son siège à Genève: ne devrait-il pas renier un pays dont il a reconnu à maintes reprises qu’il bafoue la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés?
Jusqu’en 1986, la Loi sur l’asile était équilibrée, dans la mesure où elle s’inspirait de ladite Convention. Depuis, les autorités politiques fédérales se sont employées à reprendre et à inscrire dans la loi les dispositions restrictives proposées sans relâche par l’extrême-droite populiste en particulier l’UDC qui en fait, avec succès, son fond de commerce électoral. Cette révision de la loi, acceptée en 1987 sur référendum par les deux-tiers des votant-e-s, a introduit deux changements de taille : d’une part l’enregistrement des requérants est regroupé dans quatre centres fédéraux fonctionnant selon un régime de semi-détention; d’autre part on prévoit une première détention administrative de trente jours en vue du refoulement.
1986, un tournant? Oui, dans la mesure où désormais le demandeur d’asile n’est plus considéré comme une victime à protéger contre des persécutions, mais comme un suspect dont il s’agit de dévoiler la mauvaise foi pour mieux le refouler. Oui, dans la mesure où l’on assiste alors à un détournement surprenant: les craintes xénophobes endémiques provoquées par un demi-million de travailleurs immigrés italiens et espagnols se reportent sur un groupe de quelques milliers d’étrangers d’origines très différentes, en situation précaire. Qu’ils concernent la cible des initiatives Schwarzenbach sur la «surpopulation étrangère» ou les petits groupes de ressortissants fuyant régulièrement une situation de guerre (souvent civile) et de répression, les chiffres n’ont de fait aucune pertinence.
Un autre tournant a été pris en 1994/1995, avec l’introduction dans la loi des «mesures de contrainte». À la suite d’une campagne politique et d’un battage de presse animé non pas par l’UDC, mais par le parti concurrent (devenu le Parti libéral-radical) autour de la scène zurichoise du Letten, la détention administrative en vue du refoulement est étendue à neuf mois; elle est assortie de la possibilité d’une «détention préparatoire» de trois mois; fouille et perquisition sont de plus autorisées en dehors de toute enquête pénale. Désormais, le demandeur d’asile est considéré comme un délinquant en puissance. Il est passible de ce qui devient un droit d’exception. Les nombreuses révisions successives de la loi s’inscrivent dans la même logique de criminalisation et d’expulsion.
Ces mesures d’exception ont donc renforcé la détention administrative en vue du renvoi. Des déboutés de l’asile, leur application a été étendue aux étrangers en situation irrégulière, renforçant un autre amalgame, tout aussi insidieux, entre réfugiés politiques et «réfugiés économiques». L’exigence de distinguer la détention administrative de la détention pénale a conduit à la création de prisons administratives telle celle de Frambois près de l’aéroport de Genève. Dans cette logique de la contrainte et de l’expulsion, la Suisse est devenue le leader européen en matière de «vols spéciaux», selon la cruelle litote. Et les mesures urgentes imposées cet automne à une Conseillère fédérale socialiste en partie consentante permettent désormais au Conseil fédéral d’expérimenter des «solutions» en dehors de tout cadre légal. L’Helvétie de la discrimination et du déni de droit, pionnière, une fois encore.
Une telle politique d’exclusion vis-à-vis des groupes les plus précaires de la population est en très fort contraste avec la politique plus que libérale menée dans la Suisse non communautaire à l’égard des (très) riches résidents étrangers, individus et personnes morales. Dans le seul canton de Vaud, plus de 1440 étrangers censés ne pas exercer d’activité lucrative en Suisse disposent désormais de généreux forfaits fiscaux. Quant aux entreprises multinationales, aux spécialistes du négoce en matières premières et aux fonds spéculatifs que sont les hedge funds, ils trouvent des conditions financières d’autant plus favorables que l’inique concurrence fiscale entre les cantons et les communes entraîne une constante sous-enchère de ce point de vue. Une fois établis, ils obtiennent de la part des États cantonaux des rabais d’impôt supplémentaires en faisant du chantage au chômage ou en menaçant de délocaliser.
Licenciements et délocalisations ont d’ailleurs souvent pour seule raison la maximisation de profits qui, en grande partie, parviennent à échapper à l’impôt. Toute l’habileté des partis de droite consiste à diriger contre les demandeurs d’asile et les immigrés en situation irrégulière les inquiétudes et l’insécurité identitaire provoquées par un libéralisme économique et financier qui ne bénéficie qu’aux plus riches.
Depuis plus de vingt ans, sur fond de politique discriminatoire vis-à-vis des étrangers et des plus défavorisés, la Suisse s’accommode, comme d’autres pays d’Europe, d’un régime autoritaire ; soumis aux exigences de la finance, ce régime de déni démocratique est adossé à une politique sécuritaire essentiellement dirigée contre celles et ceux dont la situation est la plus précaire.
Sous prétexte de « chasse aux abus », le droit d’exception institué pour les étrangers les plus fragilisés est en train de s’étendre à certaines catégories de la population résidente. La menace touche désormais l’État de droit, garantie juridique indispensable de la démocratie politique. Dans ce contexte, la maîtrise des migrations n’ira pas sans la réappropriation du politique et du social, dans une perspective d’écosocialisme en rupture avec le capitalisme économiste et financier.
Claude Calame
Directeur d’études, EHESS, Paris
Prof. hon. UNIL