Genève, 8-15.04.2014 | La précarité, abîme sans frontières
Derniers jours pour voir la pièce – Des enfants, notamment requérants d’asile, ont été mis à contribution pour explorer et offrir une fin alternative à La petite fille aux allumettes, dans une expérience théâtrale originale.
Dans le sous-sol du Foyer des Tattes à Vernier, une vingtaine d’enfants aux visages du monde entier font cercle autour d’une jeune femme blonde qui narre avec vivacité sa version du conte d’Andersen «La petite fille aux allumettes».
Une histoire participative
L’attention est palpable, l’émotion également, tant chez les grands que chez les petits. Nous sommes un jour d’octobre 2013 et l’Aumônerie genevoise œcuménique auprès des requérants d’asile (Agora) reçoit Julie Annen, auteure et metteure en scène d’origine genevoise vivant en Belgique, ainsi que Marion Vallée, responsable des relations avec le public du Théâtre Am Stram Gram de Genève.
Julie Annen dessine chaque personnage de son histoire au fur et à mesure de leur apparition sur un grand tableau noir. Une petite fille qui vit en famille dans un camping-car suite à la faillite de son père, des journalistes qui s’activent dans la rédaction du journal d’une petite ville de province en quête d’un scoop pour le soir de Noël, un jeune adolescent émigré et sa bande, une grosse dame respectable qui s’apprête à enfourner la dinde qui gagnera peut-être le concours culinaire, un maire très occupé. Tout ce petit monde s’agite pendant que la petite fille cherche des allumettes qui devraient sauver les siens pour un temps du désastre. Seul un briquet la réchauffera pour quelques instants.
Par petites touches, ce récit aborde la précarité, l’exclusion sociale, l’indifférence, la tragédie de l’existence. Sa fin ne ressemble ni à celle d’un Walt Disney, ni à celle d’une fable de La Fontaine.
Après une pause, les plus grands des enfants reforment le cercle autour de Julie Annen. La discussion s’engage.
«La petite fille aurait dû avoir un chien pour la protéger». «C’est bien qu’elle ait pu rejoindre sa grand-mère». «Ce n’est pas vraiment le conte de la petite fille aux allumettes, je vais vous raconter la vraie version».
Le vrai, le faux, la réalité
Les réactions des enfants des Tattes s’ajouteront à celles d’autres groupes que l’auteure aura rencontrés en Suisse, en Belgique et en France pour offrir une deuxième fin à ce conte. Julie Annen a en effet choisi de répondre à l’interpellation de ses propres enfants qui lui ont demandé, lorsqu’elle leur a raconté cette histoire, d’inventer un nouveau dénouement.
Elle-même a reçu ce récit comme une sorte de coup de poing, rappel douloureux d’un passage de son adolescence pendant lequel elle a été confrontée à la précarité et la mort sociale qui l’accompagne.
«Quand j’avais 14 ans, suite à une faillite suivie d’une expulsion, mes parents, mon petit frère et moi avons vécu toute une année dans un camping-car. Interdit bancaire, domiciliation hasardeuse, lente descente en enfer fait de panne de chauffage en hiver et de disette de fin de mois quand les voisins oubliaient trop longtemps la situation. La précarité, l’isolement, la honte et les questions sans réponses compréhensibles ont été mon quotidien pendant ces quelques mois. Un séjour de misère qui fut ma plus grande faille et qui devint une force insoupçonnable», raconte Julie Annen.
De l’importance du conte
L’intérêt de cette démarche est donc de faire coexister deux dénouements possibles sans gommer le premier et nier la réalité de ces millions d’enfants qui ne pourraient se retrouver dans une histoire dont la fin déboucherait sur un happy end, mais sans non plus fermer la porte à l’espoir.
Les contes s’adressent aussi bien au conscient qu’à l’inconscient, à l’imaginaire qu’à l’intelligence. Grâce à la multitude de niveaux qu’ils activent et à leur profondeur symbolique, ils touchent et permettent à l’enfant et à l’adulte de cheminer. Chacun se raconte ainsi sa propre histoire et s’invente sans cesse un dénouement différent, y compris face à la précarité.
Alors, si le cœur vous en dit, rendez-vous au théâtre avec les variations infinies du symbolique et de l’imaginaire.
Gabrielle Pilet Décorvet
AGORA