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Notre regard

Aldo Brina | Accord de Dublin : des milliards d’euros (et de francs suisses) partent en fumée

La Suisse applique l’Accord de Dublin depuis maintenant dix ans. Censé définir l’Etat européen qui est compétent pour traiter une demande d’asile, ce règlement s’est rendu célèbre par le nombre d’expulsions qu’il a provoqué, séparant des familles, renvoyant des personnes vulnérables vers le néant, et surchargeant les pays situés aux frontières de l’Union européenne. Mais ce n’est pas tout, car le système Dublin est aussi une usine à gaz administrative, et selon le Service de recherche du Parlement européen, ses coûts de fonctionnement se chiffrent à plusieurs dizaines de millions d’euros par année.

European Parliamentary Research Service, The Cost of Non-Europe in Asylum Policy, 18 octobre 2018 (anglais),  PDF

Le Service de recherche du Parlement européen a publié en octobre 2018 un rapport qui pointe les coûts générés par les carences de politique européenne en matière d’asile. Ce document couvre un large champ qui s’étend de la lutte contre la « migration irrégulière » aux conditions de vie et à l’accès aux soins pour les demandeurs d’asile. Les auteurs du rapport estiment que le coût global de ce qu’ils appellent la « non-Europe » en matière d’asile – comprendre l’absence ou les défauts de collaboration entre les Etats européens dans ce domaine – atteint les 50,5 milliards d’euros. Par année.

Transferts: un jeu à somme quasi-nulle

Quand ils en viennent à analyser les coûts du Règlement de Dublin, les auteurs du rapport rappellent que le système qu’il établit génère des transferts en tous sens entre les différents Etats européens, dont la Suisse. Les auteurs considèrent qu’un grand nombre de transferts n’a pas d’impact sur la répartition des demandeurs d’asile entre les Etats, puisque pour une large part les pays ont autant de « transferts in » (accueil de demandeurs d’asile d’un autre pays) que de « transferts out » (expulsions). Pourtant, ces transferts ont un coût, notamment parce que pendant une période s’étendant jusqu’à six mois les demandeurs d’asile devant être théoriquement transférés vers un autre Etat ne peuvent ni travailler ni s’intégrer, et doivent être assistés par les services sociaux des différents pays. Cela n’a pas un impact immédiat, puisqu’en général beaucoup de demandeurs d’asile sont assistés au début de leur séjour, mais si l’on prend le parcours de vie du demandeur d’asile dans son pays d’accueil, on voit que ce laps de temps vient prolonger le temps global pendant lequel une assistance est nécessaire. Le rapport arrive à la conclusion que ces transferts inutiles coûtent près de 15,5 millions par année aux différents Etats de l’espace Dublin.

Une machinerie sans logique et coûteuse

Le rapport relève aussi qu’un grand nombre de transferts demandés ne sont pour finir pas exécutés. En 2017, les 157’574 demandes de transferts dans l’espace Dublin n’ont abouti qu’à 14% de transferts effectifs…[1]La Suisse a un taux plus élevé : environ 25% de transferts sont effectués par rapport au nombre de requêtes. Pour les données chiffrées, voir ici ici aussi l’intégration des demandeurs d’asile est repoussée, et les démarches administratives entreprises pour demander le transfert ou répondre à une telle demande ont un coût. Selon les experts, ce sont quelque 186 millions d’euros qui sont ici gaspillés chaque année.

Dans un certain nombre de cas, les Etats ont fait usage de détention administrative à l’encontre des demandeurs d’asile à transférer. Sur l’ensemble des demandes de transfert, 6,4% des demandeurs d’asile ont fait l’objet d’une détention administrative pour une moyenne de 14 jours. Avec un coût moyen de 34 euros par jours de détention, ces enfermements auront coûté 9,5 millions aux Etats.

Le juste partage et la solidarité?

Le rapport relève que le Règlement Dublin n’a pas été conçu pour œuvrer à une répartition équitable des demandeurs d’asile entre les Etats européens. Entre 2015 et 2017, 80% de toutes les demandes d’asile étaient prises en charge par six pays : l’Allemagne, l’Autriche, la Hongrie, la France, l’Italie et la Suède. Les auteurs soulignent que cette mauvaise répartition est contraire à l’article 80 du Traité de Lisbonne qui garantit la solidarité et le juste partage des responsabilités entre Etats européens. À cet égard, les éléments centraux du Règlement Dublin sont anticonstitutionnels. En outre, la surcharge occasionnée sur les Etats situés aux frontières de l’Union européenne engendre des conditions d’accueil problématiques.

Les auteurs soulignent aussi que les intentions des demandeurs d’asile en termes de destination ne sont que très partiellement prises en compte. Celle-ci favoriserait pourtant leur intégration dans un pays d’accueil et éviterait les migrations secondaires. Prendre en considération la destination visée par les demandeurs d’asile constitue l’une des sept principales recommandations du rapport.

Revenir à un peu de raison: sauver les personnes vulnérables

En résumé, les problèmes que pose le Règlement Dublin ne sont pas seulement liés à des considérations humanitaires ou de respect des droits humains, ils sont aussi d’ordre logique et financier. En attendant une hypothétique réforme de Dublin, bloquée à l’heure actuelle par les profondes divergences des pays européens dans le domaine migratoire, la Suisse devrait revoir son application de sorte à sauver les personnes les plus vulnérables des affres de ce qui restera peut-être dans l’histoire comme l’une des machineries les plus folles de la bureaucratie européenne.

Aldo Brina*
*Chargé d'information et de projet

Secteur réfugié du Centre social protestant Genève

[1]La Suisse a un taux plus élevé : environ 25% de transferts sont effectués par rapport au nombre de requêtes. (voir les données chiffrées

Notes
Notes
1 La Suisse a un taux plus élevé : environ 25% de transferts sont effectués par rapport au nombre de requêtes. Pour les données chiffrées, voir ici