Recension | Dans la jungle des permis de séjour.
Parcours administratifs et intégration professionnelle des réfugiés en Suisse par Anne-Laure Bertrand
S’intéresser au parcours des réfugié·e·s [1] et à leur intégration professionnelle sans rencontrer les personnes concernées, mais en faisant parler les chiffres. C’est le défi que relève Anne-Laure Bertrand. À travers les statistiques publiques qu’elle décortique, recoupe, découpe et analyse, l’autrice met en évidence l’existence d’une structure qui désavantage systématiquement les réfugié·e·s en matière d’intégration sur le marché de l’emploi. En matière de chiffres, il n’est pas toujours aisé de s’y retrouver: la multitude des permis (N, F (-réfugié), B (-réfugié), C, attestation de délai de départ) et les ponts existants pour passer de l’un à l’autre font que bien souvent, une personne réfugiée aura été titulaire de plusieurs types de permis pendant son séjour en Suisse. Petit à petit, le parcours d’asile «disparaît» des statistiques publiques, est invisibilisé, rendant toute étude difficile. Mais ce que révèle l’ouvrage, c’est l’existence d’une injonction contradictoire, puisqu’il est demandé aux réfugié·e·s de s’intégrer professionnellement, alors que les politiques mises en place œuvrent dans un sens contraire.
L’asile, un fardeau au long cours
Le livre commence par comparer la situation de personnes avec et sans parcours d’asile, avant de se plonger plus en détail dans la catégorie asile. Premier constat: tout au long du parcours de vie, l’expérience de l’asile pèse sur l’intégration professionnelle des personnes réfugiées. En créant des profils types, Bertrand montre que la probabilité pour une personne ayant un parcours migratoire asile d’être au chômage ou d’être déqualifiée est plus élevée que pour une personne au parcours migratoire hors asile. [S]i le parcours migratoire n’explique certes pas tout, il constitue un facteur important pour comprendre les difficultés d’insertion professionnelle. On a vu que l’effet de l’asile se maintient de façon significative lorsque l’on neutralise celui des autres facteurs explicatifs. Cela signifie que, même après l’obtention d’un permis de séjour «stable» (B ou C), les réfugiés restent une population vulnérable […]» (p.146) À cela s’ajoutent des disparités qui se dessinent entre les personnes réfugié·e·s. Par exemple, la précarité chez les femmes se traduit par une propension plus importante à être mises au bénéfice d’une admission provisoire (permis F). Chez les hommes, par la longueur du temps passé en procédure et donc avec un permis N. S’appuyant sur une bien nommée «analyse de survie», l’autrice s’intéresse ensuite à l’effet du permis sur les chances de pouvoir accéder au marché du travail et conclut que la précarité du statut diminue les chances d’intégration. Par ailleurs, plus le statut précaire est conservé longtemps, plus ces chances s’amenuisent. Or, les statuts précaires – aussi bien permis F que N – sont rarement éphémères (p.188), bien au contraire. Ainsi, au «fardeau de l’asile» s’ajoutent d’autres facteurs renforçant les obstacles à l’intégration professionnelle.
Une «jungle» bien ordonnée
Dans le livre de Bertrand, il n’est pas question d’une «jungle» où règne le chaos: les permis sont attribués selon des règles de procédure prédéfinies, qui trient, catégorisent, accordent ou refusent. Selon l’estampillage, ce sont tous les droits qui sont affectés. Dès lors, si l’asile est une jungle, c’est une jungle au sein de laquelle règne la loi du plus fort, à savoir celle de l’État. Le fardeau que constitue l’asile n’est pas toujours directement visible. Avec le temps, les changements de permis, cette information tend à être gommée, comme si avec les années, elle n’était plus (ou ne devait plus être) déterminante. Or, l’autrice la fait réémerger parmi les chiffres fournis par l’administration fédérale et rappelle son impact multiple, différencié et de long terme. Face à ce constat, elle formule des propositions qui touchent à tout le spectre des possibles en matière de permis de séjour, montrant ainsi les nombreux leviers à disposition des politiques pour agir sur «le paradoxe des politiques menées actuellement en matière d’asile et d’intégration» (p.236).
Le graphique montre la distribution des permis de séjour de 10 248 réfugié·e·s durant les 10 premières années de présence en Suisse. Ces personnes sont toutes arrivées entre 2000 et 2004, étaient alors âgées de 18 à 49 ans, et sont restées en Suisse pendant au moins 10 ans. La part du permis N, qui représente 96% des cas en t1 (c’est-à-dire au 31 décembre de la première année en Suisse), diminue progressivement pour faire place à des permis plus stables. En t10 (après 10 ans de séjour sur le sol helvétique), les requérant·e·s d’asile ne représentent « plus que » 3% de cette population – soit tout de même 350 individus dont la procédure d’asile était toujours en cours ! Après cinq années de séjour, le permis C devenait accessible légalement pour les réfugié·e·s statutaires et, en conséquence, on voit sa part augmenter dans le graphique (de 1% en t5 à 17% en t6). Enfin, près d’un tiers de ces personnes est encore titulaire d’un permis précaire (N ou F) lors de la dixième année de séjour. A.-L. Bertrand (2020), Dans la jungle des permis de séjours. Parcours administratifs et intégration professionnelle des réfugiés en Suisse.
Zurich et Genève : Seismo, pp.158-161 Graphique : version simplifiée (titre et légende) de la figure 4.4, page 160
ANNE-CÉCILE LEYVRAZ
Collaboratrice scientifique à la Haute école de travail social et de la santé Lausanne (HETSL)
[1] Ce terme comprend toute personne qui a un parcours asile et non uniquement les personnes reconnues comme réfugiées par les autorités suisses.