Aller au contenu
Comptoir

Athle.ch | Réhabilitation d’un athlète réfugié diffamé

Le Comptoir des médias assure une veille médiatique sur les questions d’asile et de migration. Certains articles attirent spécialement notre attention. Pour exemple, l’association d’idées « abus et domaine de l’asile » constitue un préjugé utilisé de manière récurrente dans des discours partisans. Nous prêtons donc une attention particulière à ce qu’il ne se reproduise pas de manière non-fondée dans des articles des médias. L’exemple issu des titres Tamedia présenté ci-dessous renforce notre volonté d’améliorer le traitement médiatique sur les questions d’asile et de migration. Athle.ch -plateforme d’information sur l’athlétisme- en Suisse a joué ici un rôle important en dénonçant des pratiques journalistes peu déontologiques et en rétablissant la figure d’une athlète réfugié de renom. Le Comptoir des médias appuie de telles démarches émanant de milieux professionnels qui renforce le nécessaire travail de lutte contre les préjugés. L’impact sur la vie des personnes concernées est bien trop important pour que nous laissions la désinformation agir.Continuer à exercer sa profession après un parcours migratoire relève souvent d’un défi. Changement de langue, diplômes non-reconnus, atteintes psychologiques : nombreuses sont les raisons qui se mettent en travers des parcours d’intégration. Dans ce domaine, le sport professionnel représente souvent une opportunité. Adhérer à des clubs sportifs, se forger un réseau local et structurer ainsi son quotidien sont souvent des facteurs facilitant l’arrivée dans un nouvel environnement. C’est cette opportunité qu’a saisie Tolossa Chengere, coureur de fond originaire d’Éthiopie, qui a dû fuir son pays et est arrivé en Suisse il y a presque vingt ans, où il a déposé une demande d’asile.

Un article le concernant a été publié au mois de juillet dans plusieurs titres de Tamedia. Malheureusement la cellule d’enquête du groupe de presse a dressé un portrait du coureur qui s’apparente à une « chasse à l’homme », contribuant à renforcer les préjugés sur la population issue de l’asile. La plume est celle de Kurt Pelda, journaliste, qui avait déjà publié un article diffamatoire concernant le supposé voyage de réfugiés kurdes en Syrie. Le Comptoir des médias s’était positionné sur cet article en dénonçant au passage une erreur qui avait obligé Tamedia à publier un erratum.
Dans le cas de Tolossa Chengere, c’est à nouveau l’accusation d’imposture en lui prettant de mauvaises intentions, qui sont particulièrement problématiques. Cette fois, c’est le site Athle.ch (site romand d’information quotidienne sur l’athlétisme et la course à pied) qui a réagi à l’article de Kurt Pelda dans un commentaire qui décrit une autre réalité puisque ses auteurs connaissent Tolossa Chengere depuis vingt ans. Ils dépeignent un homme ayant connu un parcours sportif brillant en Suisse, tout en mentionnant qu’il a été moins chanceux que d’autres dans son parcours. Il n’a pas obtenu la nationalité suisse.
Le commentaire d’Athle.ch également pointe du doigt une dérive qui atteint à l’éthique déontologique du journalisme. Selon eux, Kurt Pelda n’a mentionné aucune des informations qu’ils ont pris le temps de lui donner sur la vie de M. Chengere et qui contrastent beaucoup avec le portrait publié. Ils constatent également qu’un tel article fait également du tort « aux athlètes réfugiés indirectement stigmatisés aux yeux du grand public. »

Course à pied. Pixabay

Le Comptoir des médias regrette que des articles similaires continuent de détériorer l’image que se fait le grand public des personnes réfugiées. Reporter des parcours de personnes réfugiées en Suisse est important. Mais faut-il encore le faire avec diligence et considérer l’entier de leur situation. Cela est certes rendu difficile par la complexité des changements fréquents de la loi sur l’asile et de ses applications cantonales. Pour exemple, dans l’article concerné, Kurt Pelda s’étonne que la commune d’Epalinges ait accordé en 2017 un accès à la nationalisation à M. Chengere alors qu’il était uniquement en détention d’un permis B et non d’un permis C. Le geste de la commune est également décrit comme « magnanime » quand elle lui donne une deuxième chance. Or, la commune n’a fait que suivre la loi, qui a effectivement changé depuis. L’accès à la naturalisation a été modifié lors d’une votation populaire entrée en vigueur en 2018 et exige actuellement un permis C et non plus un permis B. De même, le fait de pouvoir repasser un examen de naturalisation est aussi une option existante de la loi. Rien de spécialement généreux là-dedans. Ni d’illégal.

Récidivant ainsi dans l’erreur, nous ne saurions qu’encourager M. Pelda à non seulement prêter davantage attention au point de vue des personnes réfugiées et de leurs proches, mais également à nous contacter en cas de doutes concernant le droit d’asile, plutôt que de commettre des erreurs. A bon entendeur.

Giada de Coulon, pour le Comptoir des médias

L’article « Tolossa Chengere lynché publiquement par un « journaliste d’investigation » » a été publié le 24 juillet 2021 sur le site Athle.ch.

Crise des médias | Tolossa Chengere lynché publiquement par un « journaliste d’investigation »

COMMENTAIRE | L’article à charge contre Tolossa Chengere publié le 17 juillet dans différents titres de Tamedia et signé Kurt Pelda nous a donné la nausée. Il fait apparaître son auteur comme un triste individu et réveille une nouvelle fois nos doutes sur l’évolution de notre presse nationale. Premier épisode – à une semaine du début de l’athlétisme aux JO – d’une série d’articles sur la crise des médias à partir d’exemples dans le monde de la course à pied et de l’athlétisme.

24 juillet 2021

Tolossa Chengere a 42 ans, 38 ans, ou peut-être 39. Comme la plupart d’entre nous, il ne se souvient pas très bien de son âge et, n’étant pas Suisse, ne possède pas de vrai certificat de naissance, tamponné par toutes les autorités compétentes. Dans le monde de la course à pied de chez nous, tout le monde connaît Tolossa… ou Chengere, sans trop savoir lequel des deux noms est le nom ou le prénom. Ce qu’on sait, par contre, c’est que c’est un très bon coureur éthiopien, sympathique et talentueux, qui a écumé les courses du pays avec succès depuis le début des années 2000, sans y faire fortune.

Tolossa Chengere est un être humain. Les circonstances de vie l’ont poussé à quitter son pays avec l’espoir d’un monde meilleur, ailleurs. Il a atterri en Suisse, sans autres armes qu’une détermination à toute épreuve pour y trouver une place ; détermination doublée d’une joyeuse malice, très peu helvétique. Sportif doué, il a connu quelques brefs moments de gloire sur les routes, tout en étant chahuté dans un système administratif dont son éducation ne lui a pas donné les clefs, et dans lequel il a forcément commis toutes sortes d’erreurs. Moins adroit ou chanceux que Tadesse Abraham – entre-temps devenu héros national – ou Zenebech Tola – recrutée par le Bahrein à qui elle a offert l’or olympique sous le nom de Maryam Jamal –, Tolossa Chengere n’est jamais parvenu à sortir la tête de l’eau ni à obtenir la nationalité suisse.

Aujourd’hui, la vie de Tolossa Chengere n’est pas facile : ses jambes ne lui permettent plus de survire grâce à la course à pied. Il est séparé de sa femme bernoise et de sa descendance et peine plus que jamais à trouver une place dans une société qui lui est restée étrangère et qui le regarde de plus en plus volontiers d’un air suspicieux.

Voici plus ou moins ce qui nous écririons si on nous demandait de présenter en quelques lignes Tolossa Chengere, que nous connaissons et avons fréquenté depuis 20 ans.

Quel rôle pour le journalisme ?

Samedi 17 juillet, un dénommé Kurt Pelda, fier journaliste de la « cellule enquête » de Tamedia, représentant a priori éminent du quatrième pouvoir, dont le rôle est de lutter critiquement contre la mainmise de l’État, des puissants, des faits donnés, du manichéisme et des idées reçues, s’en prend à… Tolossa Chengere et publie un terrible article dans le Tages Anzeiger : « Das Lügenkonstrukt des Laufstars », en français « La construction de mensonges de la star de la course à pied ». Article racoleur, rempli de parti-pris, qui s’appuie sur quelques faits rassemblés à la hâte pour placarder Chengere – qu’il n’a jamais rencontré – comme vicieux menteur éhonté. L’histoire se trouve également, en mode édulcoré, dans la Tribune de Genève et 24 heures sous le titre « Un sportif d’élite aux prises avec les autorités suisses ». Le milieu sportif, la fédération nationale et les autorités locales sont présentés comme naïfs, intéressés et/ou complaisants ; Chengere comme affreux jojo.

Comment un journaliste peut-il en venir à juger et salir ainsi, sans même le connaître, un être humain sur la place publique ? Comment peut-il, depuis chez lui, dans son bureau, réduire la vie d’un individu à une sélection de faits sans nuances ni mise en perspective ? Comment peut-il ne pas mentionner que le parcours et l’incompétence civique de Chengere sont peut-être liés à son existence et au système qui n’est pas le sien, dans lequel il cherche simplement à s’en sortir ?

L’article est d’autant plus choquant que Pelda nous a contacté lundi 12 juillet par mail. Mail que nous avons fait suivre d’une longue conversation téléphonique, conclue sur les modalités de relecture de nos éclairages sur Chengere, que nous connaissons depuis 20 ans comme athlète, comme homme, avec ses ambitions, ses peurs, ses forces, ses faiblesses, ses actions et réactions, avec des coureurs, amis, organisateurs, entraîneurs, crapules, etc.

Mais le « journaliste d’investigation » a été malhonnête : notre conversation et mise en perspective est restée lettre morte. Nos mises en lumière ont été bannies de son papier, travail biaisé et manichéen, injuste et déloyal, tant pour Chengere, les milieux mentionnés que tous les athlètes « réfugiés », indirectement stigmatisés aux yeux du grand public.