Entretien | Santé mentale: le défi des jeunes migrant·es et de celles et ceux qui les encadrent
Accompagner les adolescent·es requérant·es d’asile, en particulier les mineur·es non- accompagné·es, c’est d’abord comprendre les deuils innombrables auxquels ils et elles font face: la perte d’une famille, d’une communauté culturelle, de leurs rêves et même, parfois la mort de leurs proches. Des deuils non élaborés qui peuvent s’exprimer, comme souvent chez les jeunes, par des comportements difficiles mettant à mal les relations avec l’environnement d’accueil. Les équipes éducatives, enseignantes ou soignantes peuvent se sentir impuissantes face à ces « agirs » violents qui les renvoient à leurs propres limites. Comment dans ces conditions soutenir la santé mentale et le développement de ces jeunes en Suisse ? Comment également anticiper les conséquences de la guerre en Ukraine?
Psychothérapeute transculturel, Javier Sanchis Zozaya est médecin au service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent du CHUV et coordinateur pour la santé mentale des migrant·es précarisé·es du canton de Vaud. Il a été médecin au secteur de Soins aux migrant·es d’Unisanté. Il publie « J’ai peur de les oublier » livre aussi utile que sensible qui éclaire les interactions entre culture, migration, développement psychique, politique d’accueil et santé publique.
Pourquoi avoir choisi de parler du deuil et non du trauma pour aborder les enjeux psychoéducatifs qu’affrontent les jeunes migrant·es comme les équipes professionnelles qui les entourent ?
Le deuil m’a toujours beaucoup intéressé car il n’est pas pathologique. Le deuil, c’est le processus psychologique naturel qui s’enclenche suite à une perte significative, réelle et symbolique. Qui dit perte, dit aussi lien. Faire le deuil, c’est transformer le lien avec ce qui a été perdu, pour l’investir autrement, mais aussi pour pouvoir en investir d’autres avec une communauté ou des intervenant·es. Cela peut être un catalyseur de processus psychiques et relationnels positifs qui vont permettre de mieux cloisonner les symptômes du trauma. Les jeunes vont pouvoir s’occuper et développer des ressources. Et à partir de là, on peut mieux aborder les traumas.
Dans votre livre, vous suivez Musa, un jeune de 14 ans qui a perdu ses parents et une partie de sa fratrie. Qualifié d’antisocial à cause de son comportement considéré comme « ingérable », vous parvenez à faire lien avec lui à travers son deuil.
C’est à cause de lui que j’ai décidé d’écrire sur le deuil. Avec lui, j’ai compris l’importance de valider une souffrance qui fait sens. D’être sensibilisé, dans notre écoute, à la perte vécue par l’autre. C’est un processus lent et compliqué où le jeune peut mobiliser une mémoire certes douloureuse, mais qui est aussi une ressource psychique. La mémoire des parents disparus, comme pour Musa, mais aussi des souvenirs moins difficiles comme la cuisine de son pays, la musique ou d’autres points de repères culturels. L’important c’est de sortir d’une logique qui se concentre sur le symptôme à éliminer.
Une approche réservée aux psychologues ?
Absolument pas et c’est vraiment dans cette optique que j’ai écrit ce livre. Toutes les personnes en contact avec un ou une jeune participent de fait à cette écoute et aux liens qui peuvent se tisser. Si on mobilise le réseau en amont – assistant·es sociaux, éducateurs·trices, école, milieux associatifs– pour mettre en place des interventions qui soutiennent les aspects de socialisation et de structuration du quotidien, qui créent du lien autour de ces jeunes, on apporte une meilleure réponse à leur souffrance. Avant d’arriver à des pathologies psychiques, la santé mentale est l’affaire de chacun·e. Il y a tant de souffrances qui n’arrivent jamais au cabinet du psychiatre, mais qui impactent négativement l’intégration, le développement et la santé des jeunes.
Quels sont les obstacles à une prise en charge constructive en termes de santé mentale des jeunes personnes migrantes ?
Le premier obstacle pour les jeunes, c’est qu’ils mettent à distance leur propre souffrance par différents mécanismes de défense, comme le déni, le clivage, la projection, etc. Il faut pouvoir passer au-delà de ces réactions de détresse pour les soutenir.
Autre point de fragilisation: leur histoire avant la migration. Ont-ils et elles grandi dans un milieu familial affectif solide ou déjà très déstructuré à la base ? Dans le premier cas, les jeunes parviennent à s’appuyer sur ce socle. Sinon, c’est beaucoup plus compliqué, mais possible. Même pour les jeunes qu’on voit comme « des cas perdus » – une expression que j’ai entendue pas mal de fois. On doit pouvoir, en tant qu’institutions et professionnel·les, passer au-delà de ces stéréotypes et proposer à chacun·e un accueil éducatif. Enfin, parfois, ils souffrent en même temps d’une pathologie psychiatrique avérée. Un obstacle de plus à surmonter.
Il y a donc des défis aussi du côté des professionnels·les pour accueillir ces jeunes ?
Le premier défi est de mieux connaître la diversité culturelle et la complexité des parcours migratoires de ces jeunes. Il est fondamental aussi de bien comprendre le processus de l’adolescence et comment la souffrance peut se manifester de multiples manières. Dans certains cas, elle s’exprime de manière violente et désorganisée, avec des aspects caractériels, qui peuvent paraître des traits antisociaux. Mais elle n’est pas forcément le signe d’une pathologie. Et c’est là qu’un accueil adapté est crucial. Avoir plus d’éducateurs et éducatrices dans les foyers, mais aussi de rue au lieu d’espérer que les jeunes puissent s’intégrer directement dans les structures fixes. Ils et elles ne vont pas y venir tout de suite: leur errance dure parfois depuis des années. Pour celles et ceux qui seraient tombés dans la consommation de drogue, avoir des éducateurs et éducatrices dédiés au sein des structures de distribution de stupéfiants qui puissent les encadrer et tisser des liens, des équipes mobiles médicales interdisciplinaires qui évaluent et peuvent diagnostiquer des pathologies si nécessaire, mais qui se concentrent surtout à tisser un lien de confiance. Il y a un besoin de figures contenantes, maternelles au sens symbolique du terme.
Le dispositif doit donc s’adapter à la réalité de ces jeunes, sous peine de mettre en échec les équipes éducatives et de soins, aussi bonnes soient-elles.
Vous parlez d’échec. Comment soutenir celles et ceux qui accompagnent ?
Il faut organiser des supervisions, des espaces de parole et d’échange pluridisciplinaires ouvert·es à tous les intervenant·es, y compris associatives. Des espaces qui permettent un partage de compétences et d’évoquer les difficultés rencontrées. En tant que psychiatre je suis expert sur certains aspects, mais sur d’autres, les enseignant·es et les éducateurs et éducatrices le sont bien plus que moi. L’objectif est de se focaliser sur les ressources qu’on peut trouver ensemble.
Dans votre ouvrage, vous évoquez l’existence d’une « fatigue de compassion »…
Lorsqu’on essaye d’aider et qu’on n’y arrive pas, on peut être submergé par un sentiment d’impuissance. Un sentiment que ressentent souvent déjà les jeunes, qui se mettent en résonance. Le risque est de finir par les mettre à distance et c’est le pire qu’on puisse leur faire. Il est donc important pour nous, accompagnant·es, de connaître nos propres mouvements affectifs. Et de rester humble: personne n’y échappe, même les meilleur·es professionnel·es. D’où les supervisions qui nous permettent de rapidement détecter ces émotions, pour être à même de les gérer et de poursuivre notre accompagnement.
Propos recueillis par Emmanuelle Hazan
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