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Notre regard

«Le tournage du film, m’a beaucoup questionnée sur notre système d’asile»

Elise Shubs, cinéaste

À côté de mon métier de cinéaste, je travaille depuis 20 ans dans des ONG qui défendent les droits des personnes réfugiées. Mes deux activités se complètent et nourrissent mes réflexions.

Image extraite du film « Dynamic Wisdom »

Lors du tournage de mon dernier film, je découvre un groupe de 20 Nigérians. Ils ne sont pas passés par une procédure d’asile en Suisse. L’Italie leur a en effet accordé une protection. Celle-ci n’est accompagnée d’aucune aide (ni hébergement, accès aux soins, aide sociale, etc.), mais leur donne le droit de se déplacer dans toute l’Europe. Ils ont donc vécu dans la rue en Italie, puis en Suisse durant un, voire deux ans.
Ils vivent hors système, dans la débrouille et la vie est indéniablement dure pour eux.
En 2017, ils forment un collectif de solidarité autogéré, Dynamic Wisdom, pour pallier au manque de l’État et s’entraider. Cela deviendra le nom de mon film. Grâce à des amis en Suisse, ils trouvent une petite maison abandonnée qu’ils adoptent, temporairement. Je rencontre un collectif qui doit lutter quotidiennement pour sa survie. Le film montre ce que des personnes dans leur situation peuvent inventer positivement pour s’en sortir: mise en commun des ressources, solution de logement solidaire, création d’une gouvernance participative.
Je suis très vite frappée par le fait que de devoir rester hors du système, hors de la portée des autorités leur permet de rester autonomes dans leurs faits et gestes, leur laisse leur dignité et un pouvoir d’agir. Ce sont des personnes qui arrivent à préserver leurs ressources, garder confiance et qui ne sont pas cassées par le système comme on peut le voir chez certain·es débouté·es de l’asile. Ils se portent mieux moralement et physiquement alors que l’État ne s’occupe pas d’eux. Et ce fait est extrêmement interpellant.
Lorsque je suis entrée dans la vie professionnelle, en 2004, je terminais mon mémoire, intitulé «Sans toit ni droit», sur le nouveau régime d’aide d’urgence. Instauré depuis bientôt 20 ans en Suisse, nous savons aujourd’hui qu’il est un véritable cauchemar pour celles et ceux qui le subissent, qu’il n’incite en rien les personnes qui sont en danger à partir.
Créé en 2003 dans le cadre du Programme d’allègement budgétaire de la Confédération, il vise à une réduction des dépenses dans plusieurs domaines, dont celui de l’asile. L’objectif est de pousser vers un départ «volontaire» les personnes déboutées de l’asile en rendant leurs conditions de vie invivables (prestation d’assistance en nature, centres spéciaux pour déboutés dans des bunkers, interdiction de recevoir des visites dans le centre, promiscuité extrême, insalubrité, etc.).[1] Lire notre dossier paru dans Vivre Ensemble, n°187
Ces hommes, femmes et enfants restent plongé·es dans ce marasme durant des années, car leur renvoi est impossible ou leur procédure de recours se poursuit. Ce traitement inhumain dans la durée est dénoncé par de nombreuses associations d’avocats, de médecins, de droits humains, ONG, etc. Outre une pauvreté extrême, plusieurs années de ce «régime de la peur» amènent énormément de stress, de maladies, de graves problèmes psychologiques, voire conduisent au suicide.
Impossibilité de s’intégrer, pas le droit de travailler, aucun accès à des cours de français ou à une formation, les personnes déboutées vivent à la merci totale des autorités qui ont une mainmise sur tous les aspects de leur vie. Plusieurs requérant·es m’expliquaient qu’à côté de ce qu’ils et elles avaient vécu dans leur pays d’origine, puis sur la route, leur séjour en Suisse les avait le plus traumatisés. Cette forme de torture sournoise qui a pour but la dissuasion est difficile à saisir pour les personnes qui ne côtoient pas directement des requérant·es. Mais elle est bien là, voulue, terrible avec des impacts irréversibles sur les personnes. Après plusieurs années à vivre dans ce «régime», les personnes sont souvent brisées. Elles ne se sentent ni exister ni compter.
Le tournage du film, m’a beaucoup questionnée sur notre système d’asile et l’aide qu’il faut apporter aux personnes qui demandent l’asile en Suisse : à titre individuel mais également de la part des ONG. Certes, celles-ci décrient régulièrement la fermeté et l’inhumanité du système. Je pense que nous sommes d’accord pour dire que le dépiécement du droit d’asile de ces dernières décennies ne laisse plus grande place à l’être humain. Et la procédure d’asile en Suisse fonctionne, entre autres, parce que les ONG y participent. Sans elles, le système s’écroulerait certainement, avec des conséquences importantes sur le plan de la cohésion sociale. Il est indéniable que les ONG font un travail de défense et de plaidoyer incroyable. Mais quand on est témoin depuis des années d’un système qui devient à ce point inhumain et maltraitant, au-delà de le dénoncer, à quel moment faudrait-il peut-être s’en retirer afin de ne plus le cautionner? Et inventer ailleurs une autre forme d’accueil, alternative et plus humaine?

Notes
Notes
1 Lire notre dossier paru dans Vivre Ensemble, n°187