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Documentation

L’Evénement Syndical | Au cœur de la précarité, une ode à l’amitié

Le 6 avril le film « Dynamic Wisdom » entame sa sortie dans les salles romandes. Réalisé par la cinéaste Elise Shubs, le documentaire raconte la vie d’un collectif d’habitation qui a vu le jour en 2017. Il regroupe aujourd’hui 16 personnes issues du Nigéria et 4 personnes nées en Suisse qui ont mis leur énergie en commun pour répondre à une situation d’urgence : dormir dans la rue. Aline Andrey de l’Evénement Syndical est allée à la rencontre de deux protagoniste et la réalisatrice qui racontent comment « en marge des parcours migratoires tragiques, des statuts précaires et des frontières iniques, ce film met en lumière un acte de résistance face à un processus continu de déshumanisation ».

L’article de Aline Andrey « Au coeur de la précarité, une ode à l’amitié » a été publié le 09 mars 2022 dans l’Evénement Syndical.

Au coeur de la précarité, une ode à l’amitié

Aline Andrey

Un documentaire, du nom d’un collectif nigérian-suisse « Dynamic Wisdom », raconte la formidable résilience d’un groupe de migrants. Un message d’espoir et d’humanité

C’est l’histoire d’une vingtaine d’hommes originaires du Nigeria qui s’organisent pour ne plus vivre dans la rue. Avec quelques amis suisses, en 2017, ils trouvent une maison vide de 75 m2, en Romandie, et s’accordent avec le propriétaire pour pouvoir y loger. Courage, intelligence, débrouille, solidarité, dignité, fraternité sont distillés tout au long du documentaire Dynamic Wisdom qui s’immerge dans ce microcosme pendant plusieurs années. Ce film questionne, de manière sous-jacente, la politique d’asile et la résilience de ceux que le système rejette. Entre musique, prières, discussions, repas et réunions modèles de démocratie participative – comme en écho aux palabres africaines – la réalisatrice Elise Shubs offre une plongée intimiste dans un monde à part, un huis clos tout aussi étouffant par l’étroitesse des lieux qu’inspirant dans sa gouvernance. En marge des parcours migratoires tragiques, des statuts précaires et des frontières iniques, ce film met en lumière «un acte de résistance face à un processus continu de déshumanisation». Avant sa sortie dans les salles de Suisse romande, la cinéaste revient sur cette aventure en compagnie de deux protagonistes: Leonardo Carriero, travailleur social suisse, et Sunny, ingénieur agricole nigérian.


Comment est né ce documentaire?

Leonardo: L’aventure a commencé bien avant le film. Tout d’abord, c’est une histoire d’amitié née au Sleep-In, où une partie de nous y travaillait et l’autre partie y dormait. Pour pouvoir accompagner ces derniers à retrouver un peu de stabilité, conscients de la difficulté de vivre dans la rue, nous avons décidé d’occuper une maison vide. Grâce à la bonne communication avec les propriétaires, sensibles eux aussi à ces conditions d’hébergement difficiles, nous avons pu établir un contrat de confiance pour pouvoir être logés pour une durée déterminée. Avec plusieurs des protagonistes du film, nous avons ensuite commencé à nous voir pour aller jouer au foot, pour manger ensemble, etc. Le lien s’est renforcé et l’idée est née de créer un collectif: Dynamic Wisdom. La rencontre avec Elise a été la cerise sur le gâteau afin de pouvoir raconter cette histoire.

Elise: Le film s’est construit au fur et à mesure. L’idée était de récolter quelques témoignages et de réaliser un court métrage. Au fil des rencontres, le projet a pris de l’ampleur, pour devenir un long métrage. Des artistes locaux sont intervenus pour créer la bande originale, un clip a été tourné, une campagne participative a permis de rassembler l’argent nécessaire grâce à la générosité de presque 400 donateurs.

Pourquoi ce titre «Dynamic Wisdom», sagesse dynamique en français?

Elise: Il dit bien la créativité et la sagesse des habitants de cette maison. Imaginez une colocation de 20 personnes partageant trois chambres. J’ai été étonnée par leur manière de vivre ensemble et leur façon de communiquer. Dans les réunions hebdomadaires, chacun peut prendre la parole, dire son avis. Malgré les différences de position, ils arrivent toujours à un consensus. Je n’ai jamais vu ça dans des réunions en Suisse où l’on sait davantage s’interrompre que s’écouter. Pour moi, c’est une leçon de démocratie et de gouvernance participative d’où émerge une intelligence collective. On a beaucoup à apprendre d’eux.

Leonardo: Notre cohabitation dans la maison fonctionne sur la base d’un ensemble de règles auxquelles tout le monde adhère. Au début, j’ai été frappé par l’organisation de cette microsociété, qui se gère de manière rigoureuse, jusqu’à utiliser un système d’amendes en cas d’absence à une réunion par exemple.

Sunny: Le fonctionnement du collectif est basé sur nos expériences communautaires au Nigeria. Dans les réunions hebdomadaires, chacun donne son opinion, ses arguments, souvent sous forme de paraboles pour arriver à une solution qui convienne à tous. Nous avons également une hiérarchie qui permet que notre système soit bien appliqué et que chacun se sente bien dans la maison. Les personnes sont élues chaque année: chairman (président, ndlr), vice-chairman, secrétaire, trésorier, task force, etc.

Image tirée du film « Dynamic Wisdom »

Quel message essentiel souhaitez-vous transmettre?

Sunny:Montrer comment nous vivons, comment nous décidons collectivement, notre coopération mutuelle.

Elise: Comment vit-on ensemble, qui plus est quand on est dans la précarité, est la question centrale. L’amitié – thème peu traité au cinéma – est aussi au cœur de ce film. Tout comme la question de l’habitat, des SDF. Cette maison pourrait être n’importe où. On ne souhaite pas l’ancrer quelque part. L’histoire se veut plus universelle. Nous ne souhaitons pas en faire un film politique et surtout pas misérabiliste. Nous nous positionnons également au-delà des frontières ou des raisons qui poussent à migrer.

Leonardo: Ce film montre le quotidien, la gestion d’un espace de vie, le partage, l’amitié. Par ces images de vraie vie, nous souhaitons montrer que d’autres façons de concevoir l’habitat existent, que d’autres formes d’organisation et d’autogestion fonctionnent, malgré les difficultés. Notre espoir est d’éviter tout sentiment de pitié. Même si des personnes n’ont pas les mêmes droits que nous citoyens suisses, ça ne veut pas dire qu’elles doivent rester dans la marge et ne pas avoir les mêmes chances.

Comment avez-vous vécu le fait d’être la seule femme dans cette aventure filmique?

Elise: Tout était très facile, humain, empreint de solidarité et de respect. On était sur un terrain d’égalité. Il n’y avait pas de différences de genre. Ils m’ont fait confiance.

Comment voyez-vous l’avenir des protagonistes du documentaire?

Sunny: Chaque Nigérian qui apparaît dans le film a quitté son pays pour ses propres raisons. Mais tous ont traversé le désert et la Méditerranée. Nous n’aimons pas en parler. Nous avons vu des amis mourir sur le chemin. S’en rappeler est trop difficile. Nous essayons d’oublier. Je n’ai pas vraiment choisi l’Italie, ni la Suisse. J’ai fui mon pays sans rien savoir. Depuis plusieurs années, j’ai des papiers italiens qui me permettent de voyager pendant trois mois en Europe. Durant les cinq premières années, il est interdit d’y travailler. Ici, je prends des cours de français à l’université, je trouve des petits jobs. Au Nigeria, j’étais ingénieur agronome. Dans le futur, j’espère trouver un emploi et faire un apprentissage. J’aimerais pouvoir rester ici et avoir une meilleure vie.

Elise: Cette situation d’attente est très peu connue. Or, elle touche des milliers de personnes limitées dans leurs possibilités de trouver du travail. Ils sont bloqués, alors que ce sont les citoyens de demain. Leur futur est ici.