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Entreprise romande | La longue marche des Ukrainiens vers l’emploi

L’accès à l’emploi pour les personnes ukrainiennes cherchant refuge en Suisse est freiné par plusieurs obstacles. Un article paru dans Entreprise Romande, diffusé ci-dessous, décrit les différentes raisons pour lesquelles l’intégration au marché du travail leur est difficile. La langue demeure la barrière la plus récurrente car même si une partie des ukrainien⋅nes parle anglais, il ne s’agit pas de la majorité. N’arrangeant pas la situation, l’accompagnement à l’intégration qui leur est dédié n’est que peu financé étant donné le caractère provisoire et donc temporaire que sous-entend officiellement le statut S. Et pourtant, bon nombre d’entre elles et eux possèdent des qualités professionnelles actuellement très recherchées dans bien des secteurs.

Nous reproduisons l’article ci-dessous avec l’accord d' »Entreprise romande », le journal de la FER Genève

Rédigé par Pierre Cormon

La longue marche des Ukrainiens vers l’emploi

Les personnes fuyant la guerre en Ukraine jouissent dans l’ensemble d’une bonne formation. Différents obstacles rendent cependant leur intégration sur le marché du travail difficile, comme leur manque de connaissance des langues locales.

L’arrivée en Suisse de personnes fuyant la guerre en Ukraine a suscité la compassion, mais aussi l’intérêt d’employeurs. Une partie d’entre elles possède en effet des qualifications professionnelles très recherchées en Suisse, notamment en matière de nouvelles technologies. Quelques mois plus tard, seule une petite minorité des quelque soixante-cinq mille personnes concernées a intégré le marché du travail – au août, ils étaient presque 11%. Les obstacles à l’intégration au marché du travail sont en effet nombreux, et le parcours de l’attribution d’un statut de personne à protéger (permis S) est long. Les personnes au bénéfice d’un permis S sont attribuées à un canton selon une clé de répartition proportionnelle à la population. Genève, par exemple, en reçoit 5,8%, Vaud 9,4%, le Valais 4%, Fribourg 3,8%, Neuchâtel 2% et le Jura 0,9%. Pour Genève, cela représente trois mille sept cent septante-six personnes entre le début de la guerre et début octobre, dont une petite moitié est en âge de travailler.

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L’obstacle linguistique

Rares sont ceux qui sont en mesure d’intégrer directement le marché du travail. «L’obstacle le plus fréquent est la langue», explique Ariane Daniel Merkelbach, directrice de l’aide aux migrants à l’Hospice général, à Genève. «Le français est souvent indispensable pour trouver un emploi. Parfois, on peut se contenter de l’anglais, mais toutes les personnes venant d’Ukraine ne le parlent pas bien.» Seul une moitié de celles arrivées en Suisse en juillet-août dit être capable de se faire comprendre dans cette langue au moins dans les situations de tous les jours, contre 9% en français. Les nouveaux arrivés doivent aussi se familiariser avec les règles et les codes du marché du travail suisse. Il peut s’agir de la manière de démarcher un employeur, de rédiger un CV, des conditions entourant la pratique de certaines activités. La garde des enfants peut poser problème, de nombreux titulaires de permis S étant des femmes avec enfants en bas âge, qui peuvent avoir de la peine à les faire garder. Enfin, si certains sont très désireux de se refaire une vie dans leur pays d’accueil, d’autres n’attendent que le moment de rentrer chez eux.

Accompagnement personnalisé

L’Hospice général fournit un accompagnement personnalisé à ceux qui le désirent, cependant sans grands moyens. «La Confédération n’octroie que trois mille francs aux cantons pour financer l’intégration des permis S, car ces personnes ne sont pas censées rester», relève Nicolas Roguet, délégué à l’intégration du canton de Genève. «A titre de comparaison, elle leur octroie un pécule de dix-huit mille francs pour qu’ils financent les mesures d’intégration des réfugiés et admis provisoires.» Le forfait de trois mille francs sert le plus souvent à financer des cours de français. «On l’épuise en trois ou quatre mois», relève Ariane Daniel Merkelbach. Les réfugiés et admis provisoires (permis F) peuvent bénéficier pour leur part de cours de langue pendant dix-huit mois, ainsi que de mesures d’intégration difficiles à financer pour les permis S: bilans de compétences, formations, etc. «On entend parfois que les permis S sont privilégiés; c’est donc à relativiser», observe Nicolas Roguet.

Hautes écoles

Un certain nombre de personnes ayant fui la guerre en Ukraine est orienté vers les  hautes écoles. Une dizaine de permis S sont immatriculés comme étudiants réguliers à l’Université, remplissant toute ses conditions d’admission. Pour les autres, le programme Horizon académique offre une  passerelle vers des études tertiaires. Il compte une centaine de titulaires de permis S, sur environ quatre cents participants. «Nous avons cependant dû refuser beaucoup de candidats, car les places sont limitées», explique Mathieu Crettenand,  délégué à l’intégration de l’Université de Genève. «Nous avons privilégié ceux qui ne sont pas  encore au bénéfice d’une formation complète.» Tous les permis S en mesure de travailler sont incités à s’inscrire auprès de l’Office cantonal de l’emploi. Quelque cent quarante d’entre eux l’ont fait jusqu’à présent, dont nonante-sept le sont encore. «Beaucoup d’entre eux ont des formations supérieures: ingénieurs, designers, journalistes, économistes. D’autres sont ouvriers», explique Charles Vinzio, directeur de l’Office régional de placement. «Deux tiers sont des femmes.» Tout demandeur d’emploi est accompagné par un conseiller en personnel. Si la personne n’est pas à l’aise en français ou en anglais, elle est attribuée à un conseiller maîtrisant l’ukrainien. «Ce n’est rien d’exceptionnel», relève Charles Vinzio. «Nous faisons la même chose pour toutes les personnes de langue étrangère.»

Business as usual 

A partir de là, les détenteurs de permis S sont traités comme les autres demandeurs d’emploi. «Pour nous, c’est business as usual», résume Fabrice Schoch, directeur du service employeurs. Le conseiller monte un dossier, définit les cibles professionnelles, aide le demandeur dans ses démarches et peut, le cas échéant, lui assigner un poste. Un bilan est effectué tous les mois. Quant aux employeurs intéressés par cette main-d’œuvre, ils peuvent s’adresser au service des employeurs (se@etat-ge.ch). «De manière générale, les employeurs cherchent des compétences et non des personnes d’une certaine nationalité ou provenance», note Fabrice Schoch. 

Conditions de travail

Une fois un employeur trouvé, celui-ci doit déposer une demande à l’Office cantonal de la population et des migrations. Elle est ensuite examinée par la  Commission de surveillance du marché de l’emploi, un organe dans lequel siègent le patronat,  les syndicats et l’Etat. Il s’agit de vérifier que les conditions de travail en usage dans le canton  sont respectées. Cent septante quatre demandes avaient été présentées au 7 octobre, dont neuf ont été refusées. «Le motif de refus est systématiquement le non-respect des conditions usuelles de rémunération», précise Catherine Santoru, porte-parole de l’Office cantonal de l’inspection et des relations du travail. Les secteurs qui en engagent sont très divers. Au premier rang se trouvent l’hôtellerie-restauration, l’économie domestique, la viticulture et le secteur international, mais on trouve également le secteur juridique, celui du nettoyage, la santé ou la finance. Des titulaires de permis S ont  notamment trouvé un emploi chez Ikea, Biogärtnerei Hafliger (AG) ou IBM. D’autres caressent plutôt le rêve de se  mettre à leur compte (lire ci-dessous).

«Nous voulons aider les Ukrainiens à se mettre à leur compte»

Tout est parti d’un groupe sur la messagerie Telegram, très prisée des Ukrainiens. Dmitro Kovhanich, un Ukrainien résidant à Bâle, l’a créé en avril pour donner des conseils à ses compatriotes arrivés dans le pays pour fuir la guerre, et notamment sur la manière de créer une entreprise en Suisse. Parmi les membres, Yuliia Havryliuk, une avocate d’Odessa, arrivée le 23 mars et établie à Genève. Désireuse de poursuivre ses activités depuis son pays d’accueil, elle est entrée en contact avec la communauté des affaires genevoises, s’est renseignée sur les règles en vigueur pour la création d’entreprises et s’est engagée au sein du groupe Telegram. «Il existe un réel intérêt chez les Ukrainiens pour le lancement d’une activité», raconte-t-elle. «J’ai donné une conférence de deux heures sur la manière de créer une entreprise en Suisse, en avril, et elle a été suivie de deux heures de questions et réponses. Une participante voulait ouvrir une station de lavage automobile, une autre un restaurant ukrainien.»

Conférence

Une conférence destinée à trouver des synergies entre entrepreneurs suisses et ukrainiens a été organisée à Lugano en juillet, par l’Union suisse des arts et métiers (USAM) et l’Ukrainian-Swiss Business Association, une organisation visant à aider les entrepreneurs ukrainiens. «Elle est plus portée sur les grandes entreprises, alors que nous aidons les entreprises en démarrage», explique Yuliia Havryliuk. Invité, le groupe Telegram en a profité pour se transformer en association, la Business Community of Ukrainian Entrepreneurs in Switzerland (BCUE). Elle organise maintenant des événements gratuits permettant de présenter l’environnement suisse des affaires aux Ukrainiens, avec le soutien de différents sponsors.

Différences

Les différences sont en effet nombreuses, notamment au niveau des mentalités. «Les Suisses sont très ouverts, les informations sont plus facilement partagées que chez nous, mais, en revanche, les choses vont beaucoup plus lentement qu’en Ukraine, où on a l’habitude de régler les choses le plus rapidement possible», relève Yuliia Havryliuk. Au niveau légal, ensuite. «Il est beaucoup plus difficile de créer certaines entreprises en Ukraine, car on a besoin de nombreuses autorisations», poursuit-elle. En revanche, le fédéralisme, avec ses vingt-six systèmes légaux, n’est pas facile à appréhender pour les Ukrainiens. Les difficultés à ouvrir un compte en banque les pénalisent également. A terme, l’ambition du BCUE est de se transformer en une espèce de chambre de commerce bilatérale, favorisant les contacts et distribuant les informations à ses membres. «Nous voulons créer des emplois, et pas que pour des Ukrainiens», résume Yuliia Havryliuk. «Nous voulons aider l’Ukraine, mais aussi contribuer à l’économie suisse.» Beau programme.