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Le Courrier | Un procès mis sous le tapis?

Le Courrier

En 2020, quatre requérants d’asile assignés au CFA de Chevrilles (FR) portaient plainte contre des agents de sécurité pour des violences. Quatre ans plus tard et à la suite d’un procès rapidement ajourné (2022), leur grief menace d’être classé. Pourtant, la situation ne s’est en rien améliorée depuis. Au contraire : trois des plaignants se sont vus expulsés du territoire suisse – ce qui tait leur version des faits -, le SEM n’a mené aucune enquête administrative interne et les agents accusés n’ont visiblement pas été sanctionnés. Julie Jeannet revient pour le Courrier sur le déroulement de cette affaire que l’avocate des plaintifs dénonce comme «une violation du droit à un procès équitable».

Crédits : Unsplash, Tingey Injury Law Firm

L’article de Julie Jeannet a été publié sur le site du Courrier le dimanche 15 septembre 2024. Nous remercions le Courrier qui nous autorise à le republier.

Un procès mis sous le tapis ?

Les plaintes déposées par quatre requérants d’asile contre des agents de sécurité pour des violences dans le centre de Chevrilles (FR) devraient être prochainement classées. Leur avocate dénonce une violation du droit à un procès équitable.

En 2020, quatre requérants d’asile hébergés au centre de la Gouglera, à Chevrilles dans le canton de Fribourg, déposaient plainte contre des agents de sécurité pour lésions corporelles et abus d’autorité. Le Courrier relayait longuement leurs témoignages (lire [leurs] articles des 19 et 26 juin 2020). Pris en charge par les urgences de l’hôpital de Fribourg, photos et constats médicaux à l’appui, ils affirmaient avoir été roués de coups, violemment poussés ou empoignés à la gorge par des vigiles mandatés par le Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM) pour assurer la sécurité du lieu. Ces derniers avaient déposé des contre-plaintes.

Plus de quatre ans après les faits, survenus en mai et juin 2020, et malgré le fait qu’un procès ait été ajourné en 2022, le Ministère public fribourgeois prévoit de classer toutes les plaintes déposées contre les agents de sécurité. Il envisage en revanche de prononcer trois ordonnances pénales à l’égard des demandeurs d’asile pour menaces et de mettre à leur charge les frais de procédures. Un avis de clôture finale d’instruction a été rendu cet été. L’avocate de trois des requérants d’asile, Me Laïla Batou, annonce que ses mandants ne comptent pas accepter de telles décisions. «Celles-ci violent leur droit de bénéficier d’un procès équitable. La justice veut mettre l’affaire sous le tapis au lieu de mener une instruction correcte», dénonce la femme de loi.

Coups délibérés ou légitime défense ?

En juin 2020, Ali confiait au Courrier avoir été poussé au sol et roué de coups après avoir protesté contre une interdiction d’entrer dans le centre. Il affirmait qu’il était encore faible des suites du covid et qu’il avait été contraint de passer la nuit sur un banc dans un hall d’entrée. Mohamed expliquait s’être plaint au directeur du centre de propos injurieux de la part du personnel de sécurité qui se serait vengé en l’attrapant par la gorge. Il aurait été ensuite pris d’une crise d’épilepsie et mené à l’hôpital. Le constat médical mentionne une marque d’étranglement au niveau du cou. Selon la version des agents, Mohammed aurait été «agressé par un ami». Enfin Abdalim racontait avoir été violemment poussé contre une vitre qui, brisée sous le choc, avait sectionné plusieurs tendons, nécessitant une opération et une hospitalisation. D’après les agents, il aurait perdu l’équilibre et serait tombé de lui-même sur la vitre. Une quatrième personne avait porté plainte. Asthmatique, il expliquait avoir été aspergé de gaz lacrymogène et roué de coups.

A peine deux mois après le dépôt des plaintes, trois des quatre plaignants avaient reçu un avis d’expulsion. Le Conseil d’Etat fribourgeois avait été interpellé par les organisations de défense des migrant·es pour éviter ces renvois, en vain. Seul l’un des quatre se trouve encore actuellement en Suisse. Les autres ont été renvoyés vers d’autres pays européens selon les accords de Dublin. «Les agents de sécurité ont plaidé la légitime défense, ils ont fait intervenir plusieurs témoins. Les requérants d’asile ont été accusés d’avoir provoqué les altercations ou de s’être blessés eux-mêmes», relate Me Laïla Batou. La personne qui est encore en Suisse vit aujourd’hui à Genève. Pour elle, cette décision signifie que les agents pourront continuer d’agir en toute impunité dans les centres. «J’ai porté plainte non pas pour me venger mais en pensant aux prochains qui arrivent en Suisse. J’ai fait mon devoir pour leur éviter de subir les mêmes violences», témoigne-t-il.

Procès interrompu

Un procès avait pourtant débuté en mai 2022 mais il a été ajourné deux heures après le début des débats. L’absence de trois des plaignants avait été évoquée pour renvoyer l’affaire au Ministère public. Laïla Batou avait en effet, sans succès, demandé une autorisation pour que ses clients puissent revenir pour les besoins de l’enquête afin que les versions des requérants d’asile et des agents de sécurité puissent être confrontées. «Le Ministère public m’a répondu que le SEM n’était pas favorable à leur retour sur sol suisse et qu’il renonçait donc à les entendre lors d’une audience de confrontation. Ce qui est problématique dans cette affaire, c’est que le SEM est juge et partie. Les violences ont été commises par des agents qu’il a mandatés, et qui engagent donc sa responsabilité. Si c’est aussi le SEM qui décide du droit des plaignants de revenir ou non en Suisse pour être entendus, il n’est pas étonnant qu’il n’y soit pas favorable», poursuit l’avocate. «Ils auraient dû rester pour pouvoir être entendus lors de l’instruction qui aurait dû être menée rapidement. Ils n’ont même pas eu le droit de revenir donner leur version des faits», critique-t-elle.

«J’ai passé six mois à l’hôpital psychiatrique de Marsens, mon séjour à Chevrilles a été une période difficile. Après avoir fui les violences dans mon pays, je ne m’attendais pas à subir de tels coups en Suisse»

Pour le seul homme qui a pu se rendre au procès et qui est encore en attente d’une réponse à son recours pour le droit d’asile, ces convocations ont été particulièrement éprouvantes. «J’ai passé six mois à l’hôpital psychiatrique de Marsens, mon séjour à Chevrilles a été une période difficile. Après avoir fui les violences dans mon pays, je ne m’attendais pas à subir de tels coups en Suisse.»

Le Ministère public fribourgeois estime de son côté que «les personnes expulsées administrativement – prévenues et plaignantes – ont été entendues par la Police, même plusieurs fois aussitôt après la survenance des faits dénoncés» et que cela est donc suffisant. L’avocate déplore de son côté que ses clients n’aient pas été entendus dans les mêmes conditions que les vigiles. Quant au SEM, il avance que ce n’est pas de son ressort. Il explique qu’il statue uniquement sur les demandes d’asile et de renvoi et que l’exécution du renvoi est par la suite de la compétence cantonale. Enfin, il affirme que «les besoins de l’enquête relèvent de la justice pénale qui statue en toute connaissance de cause.»

Instruction lente ou bâclée ?

Pour l’avocate des demandeurs d’asile, la lenteur de la procédure est particulièrement problématique. «Nous parlons de faits qui ont eu lieu il y a plus de quatre ans. Le Ministère public n’a presque rien fait depuis deux ans et demi. Le SEM n’a pas non plus mené d’enquête administrative dans l’affaire de Chevrilles, il a intérêt à ce qu’elle soit enterrée», dénonce-t-elle. Le SEM répond qu’il ne se substitue pas au pouvoir judiciaire. «Dans le cas d’espèces, la présomption d’innocence et de bonne foi était de mise», affirme son porte-parole. Il n’a donc, à l’époque, pris aucune mesure à l’égard des agents de sécurité mis en cause. Après la diffusion des témoignages des demandeurs d’asile à visage découvert sur la RTS, Ali avait pourtant dénoncé des actes d’intimidation. L’organisation Solidarité Tattes relatait que certains requérants d’asile étaient terrorisés et voulaient quitter le centre.

Le Ministère public fribourgeois explique que les faits ont eu lieu au printemps 2020, que le dossier a été renvoyé au Juge de police le 10 août 2021, puis lui est revenu le 30 juin 2023. Il confirme que des ordonnances devraient être rendues prochainement. Il justifie ce délai par l’absence de domicile connu ou suisse de certains participants et à la surcharge chronique de travail des autorités judiciaires, en particulier du Ministère public. L’avocate précise qu’elle a informé le Ministère public que Mohamed vivait en France sans domicile fixe et lui a par conséquent demandé de le convoquer par son intermédiaire. Son courrier serait resté sans suite.

La femme de loi confie n’être pourtant pas vraiment surprise par le tournant pris par cette affaire qu’elle considère comme une violation de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, soit le droit à un procès équitable. «Malheureusement, il ne s’agit pas d’une exception. Faire en sorte que les personnes pauvres ou étrangères soient entendues au même titre que des personnes plus insérées, en particulier des agents ou auxiliaires de l’Etat, reste un défi pour les avocats.»

Du côté de Solidarité Tattes qui a longuement soutenu les requérants d’asile, la consternation règne. «C’est vraiment malhonnête et infâme de faire attendre des gens qui espèrent justice depuis si longtemps. Quand un requérant d’asile se plaint, justice n’est presque jamais faite», affirme l’une de ses membres, Viviane Luisier. «Et encore moins quand il met en cause un fonctionnaire ou une personne mandatée par l’Etat. C’est extrêmement grave.»

Quelques mesures d’améliorations

A l’instar de Chevrilles, de nombreux actes de violence ont été dénoncés dans les centres d’asile de Suisse, notamment dans celui de Boudry et de Bâle. Début 2021, une des enquêtes de la RTS et de la SRF révélaient comment les employé·es des sociétés de sécurité falsifiaient des rapports d’incidents pour justifier le recours à la violence.

A la suite de ces révélations, le Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM) avait suspendu certains agents de sécurité et chargé un ancien juge fédéral d’enquêter sur les cas d’usage excessif de la force. Celui-ci concluait en octobre 2021 que la violence n’était pas systématique dans les centres mais pointait du doigt certains cas où la force avait été utilisée de manière disproportionnée (article du 21 octobre 2021). Son rapport jugeait problématique l’externalisation de tâches de sécurité à des sociétés privées. Il recommandait que les postes clés soient occupés par des collaborateurs·ices internes. Il pointait aussi du doigt la faiblesse de la formation du personnel des sociétés privées. Aujourd’hui, la formation n’a toujours pas été modifiée. Le SEM précise seulement qu’un «concept de prévention de la violence a été introduit dans toute la Suisse».

L’institution affirme toutefois avoir pris d’autres mesures. Elle a mis sur pied depuis début 2024 plusieurs programmes d’occupation. Elle a aussi engagé des médiateurs et des responsables de sécurité dans le centre de Chevrilles. Elle ajoute que la Commission nationale de prévention de la torture a visité le centre le 5 mars dernier et qu’elle salue l’augmentation de l’offre médicale, notamment la présence de médecins et de psychiatres sur le site et note «une évolution positive de l’attitude de la sécurité».