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CNCD | Trier, expulser, contrôler : analyse de l’externalisation des politiques migratoires

Cécile Vanderstappen | Centre national de coopération au développement (CNDC – 11.11.11)

En mai 2024, l’Union Européenne a adopté le Pacte européen sur la migration et l’asile qui, globalement, vient renforcer le projet d’une «Europe forteresse». L’un des fondements de ce pacte est celui de l’externalisation des politiques migratoires, que la signature de nombreux accords entre les pays membres de l’UE et les pays tiers sûrs concrétise. Nous relayons l’article du Centre National de Coopération au Développement (CNCD) qui analyse cette dimension du Pacte migratoire – démontrant que l’externalisation vise à limiter l’entrée et le séjour des personnes migrantes sur le sol européen via la détention, le tri et l’expulsion ainsi qu’à faciliter leur renvoi. Des pratiques jugées contraires au droit international.

Crédits : Flickr, Paolo Cuttitta.

Ci-dessous, l‘article de Cécile Vanderstappen, paru sur le site du CNCD (Belgique).

L’externalisation, face sombre du Pacte européen sur la migration et l’asile

Octobre 2024

L’adoption en mai 2024 du Pacte européen sur la migration et l’asile s’est accompagnée de la signature de nombreux accords migratoires entre l’UE et des pays tiers. Cette externalisation des politiques migratoires est présentée par la présidente de la Commission européenne comme complémentaire à la mise en œuvre du Pacte par les États Membres d’ici 2026. La présente analyse revient sur les différentes composantes de l’externalisation.

Le Pacte européen sur la migration et l’asile adopté en 2024 a été rebaptisé «Pacte contre les migrations» par les organisations de défense des droits humains[1]https://www.cncd.be/Pour-un-autre-pacte-europeen-sur. Il est jugé contraire au droit international, inefficace et peu porteur de solutions novatrices et durables, tant dans sa dimension interne que dans son volet externe[2]https://www.cncd.be/IMG/pdf/la-dimension-externe-du-pacte-sur-la-migration-et-lasile.pdf incarné par l’externalisation.

L’externalisation n’est pas neuve. À l’image d’une araignée, elle a tissé sa toile pendant une vingtaine d’années[3]Cette stratégie a débuté dès 1999 avec le Traité européen d’Amsterdam, suivi du sommet de Tampere qui en a consacré les principes. jusqu’à devenir présente aujourd’hui dans chaque volet de la politique migratoire européenne. Elle poursuit deux objectifs principaux: d’une part restreindre l’entrée et le séjour des personnes migrantes sur le sol européen en empêchant leur départ depuis leur pays d’origine ou de transit et en limitant le droit d’asile et d’autre part faciliter leur retour depuis l’UE vers leur pays d’origine ou de transit. La politique européenne d’externalisation délègue ainsi la gestion de l’accueil, de l’asile, du retour et du contrôle des frontières à des pays tiers (comme la Libye, le Maroc, la Turquie, le Niger et l’Albanie) ou des organismes externes, tels que l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) et Frontex, l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes.

Détenir, trier, expulser

Le premier objectif de l’externalisation est de limiter l’entrée et le séjour des personnes migrantes sur le sol européen via la détention, le tri et l’expulsion. Pour cela, l’UE a élaboré au début des années 2000[4]La notion de « pays d’origine sûr » trouve sa base juridique communautaire, en 2005, dans la première Directive « procédure », une notion maintenue au moment de la … Lire la suite le concept de «pays tiers [ou d’origine] sûr». Selon ce concept, les personnes issues de certains pays sont présumées ne pas avoir besoin de protection internationale. Un État membre de l’UE peut donc accélérer le traitement de la demande d’asile des personnes concernées[5]« Un pays est considéré comme un pays d’origine sûr lorsque, sur la base de la situation légale, de l’application du droit dans le cadre d’un régime démocratique et des … Lire la suite et les renvoyer vers ce même pays sans examiner en profondeur leurs craintes individuelles de persécution, ce qui constitue une violation de la Convention internationale relative au statut des réfugiés. À l’heure actuelle, au niveau européen, il n’existe pas de critères clairs de définition et de liste de «pays d’origine sûrs». Chaque État membre a sa propre liste, ce qui entraîne des inégalités dans le traitement des demandes d’asile au sein de l’UE. Le Sénégal pour exemple a été repris dans la liste française des pays sûrs jusqu’en 2022 alors qu’il a toujours été absent de la liste belge[6]En 2024, la Belgique, considère l’Albanie, la Bosnie-Herzégovine, la Macédoine du Nord, le Kosovo, le Monténégro, la Serbie, l’Inde et la Moldavie comme des pays d’origine sûrs..

Selon la même vision de tri des personnes migrantes, l’UE et ses membres ont fait également appel à l’«approche hotspots»[7]https://migreurop.org/IMG/pdf/notes_plaidoyer_fr.pdf qui a été développée sur les îles grecques et italiennes à la suite du conflit syrien de 2015. Elle permet de limiter l’entrée des personnes migrantes en Europe, en les privant de liberté dès leur arrivée puis en les triant entre personnes relocalisables et expulsables selon leur pays d’origine.

On retrouve cette logique dans le nouveau Pacte européen sur la migration et l’asile[8]https://www.epc.eu/en/Publications/Responsibility-sharing-or-shifting&nbsp, où les demandeurs d’asile provenant de pays avec un taux de reconnaissance du statut de réfugié inférieur à 20% seront soumis, en détention, après un processus de filtrage, à une procédure d’asile accélérée. Celle-ci peut mener à leur renvoi sans examen approfondi de leur demande de protection. Cette vision est présente également dans le Pacte à travers la «fiction juridique de non entrée» qui vise à faire comme si une personne n’était pas entrée sur le sol européen tant qu’elle n’a reçu les résultats du processus de filtrage (comme c’est le cas dans les hotspots) alors qu’elle y est physiquement. Cela permet à l’UE de s’affranchir du droit international et de faciliter l’éloignement.

Enfin, il existe une volonté européenne tenace d’externaliser la gestion de l’asile. Sur base de ce modèle dit «australien»[9]https://www.amnesty.be/infos/actualites/article/australie-union-europeenne-reproduire-modele-migratoire, les demandes de protection sont traitées et gérées pratiquement en dehors du sol européen. Ne sont acceptés en Europe que ceux et celles ayant déjà obtenu le statut de réfugié. Les personnes déboutées restent bloquées dans les camps des pays tiers dont les conditions de vie sont en dessous des normes européennes. L’accord entre l’UE et la Turquie de 2016 et celui entre l’Italie et l’Albanie en 2024 en sont les illustrations.

Contrôler les frontières pour empêcher les départs

L’objectif de réduction des départs passe par le renforcement des contrôles aux frontières extérieures de l’UE. Depuis sa création en 2004, l’agence européenne Frontex a vu son budget, son personnel, son arsenal militaire, son autonomie et ses zones géographiques d’interventions au-delà de l’UE sans cesse s’accroitre[10]https://www.rfi.fr/fr/europe/20240720-immigration-l-ue-veut-encore-renforcer-frontex-malgr%C3%A9-l-accumulation-des-critiques-et-des-scandales malgré les nombreuses accusations à son encontre de non-respect des droits humains[11]https://www.cncd.be/Frontex-Droits-humains-en-danger dont le droit d’asile. Parallèlement, des accords visant à renforcer la surveillance des frontières ont été conclus. En 2017, l’Italie avec l’appui de l’UE a signé un accord avec la Libye dans le but de financer les opérations de surveillance des gardes côtes libyens. Ce partenariat vise à empêcher les départs depuis la Libye et à y ramener les personnes interceptées dans l’espace maritime libyen.

Ces pratiques mettent à mal le droit d’asile et le principe de non-refoulement tel qu’inscrit dans l’article 33 de la convention relative au droit des réfugiés[12]Aucun des États contractants n’expulsera ou ne refoulera, de quelque manière que ce soit, un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée en raison de … Lire la suite ainsi que l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’homme selon laquelle chaque personne a le droit de quitter son pays.

Notons que les campagnes de dissuasion au départ visent le même objectif d’endiguer les départs. Elles sont réalisées par l’OIM dans les pays d’origine, comme celles menées en 2023 par la Belgique en Guinée, au Vietnam et au Nigeria.

Signer des accords de retour avec les pays tiers

Le second objectif de l’externalisation est de faciliter les retours. Pour y arriver, les États Membres de l’UE tentent de signer un maximum d’accords de réadmission (ou de Mémorandum d’entente et accords techniques) régionaux et bilatéraux avec des pays tiers[13]Citons pour exemples, les accords régionaux entre l’UE et le Niger (2015), la Turquie (2016), la Tunisie, le Liban, l’Égypte et la Mauritanie (2024). S’ajoute à ceux-ci, les accords … Lire la suite. Ces listes ne sont pas exhaustives et ne font que s’allonger depuis 30 ans.)). Ceux-ci contraignent les pays à réadmettre leurs ressortissants et parfois même les personnes ayant uniquement transité sur leur territoire pendant leur parcours d’exil.

Aujourd’hui, la quasi-totalité des accords commerciaux ou économiques conclus entre l’UE et des pays voisins comporte des clauses migratoires et notamment des accords de réadmission. C’est le cas dans l’Accord Post-Cotonou (ACP-UE)[14]https://actalliance.eu/wp-content/uploads/2021/07/20210701_Insiders-Guide-to-the-Post-Cotonou-Agreement.pdf ou encore dans les derniers «partenariats stratégiques» signés en 2023/2024 entre l’UE et le Maroc, la Mauritanie, la Tunisie, l’Egypte et le Liban[15]https://www.lorientlejour.com/article/1371701/lue-signe-un-accord-de-partenariat-pour-74-mds-deuros-avec-legypte-responsable-europeen.html ou … Lire la suite.

L’externalisation est coûteuse, inefficace et contraire au droit international

Outre le fait que les différentes pratiques de mise en œuvre de la politique européenne d’externalisation mettent à mal le droit d’asile et la Déclaration universelle des droits de l’homme[16]Article 13 DUDH « toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien »., elles ont également démontré leur inefficacité. En effet, une étude récente de la VUB[17]https://press.vub.ac.be/une-etude-de-la-vub-ecorne-les-mythes-sur-la-migration-et-lexpulsion# ainsi que les publications régulières de chiffres de Frontex[18]https://www.frontex.europa.eu/media-centre/news/news-release/eu-s-external-borders-in-2022-number-of-irregular-border-crossings-highest-since-2016-YsAZ29 attestent que malgré les milliards d’euros investis dans cette stratégie répressive, les migrations dites irrégulières ne diminuent pas, tout comme les décès et les violences qui en découlent. Elles alimentent surtout le business des trafiquants d’êtres humains. D’autre part, peu de pays tiers mettent en pratique les accords de réadmission et certains régimes autoritaires utilisent les partenariats stratégiques pour faire pression sur l’UE sur des enjeux géopolitiques.

Les conséquences de l’externalisation pour les personnes exilées et la place de l’UE dans la géopolitique internationale

En plus de son inefficacité et son coût, l’externalisation met à mal les droits fondamentaux des personnes migrantes et impacte la place de l’UE dans la géopolitique internationale. C’est ce qu’évalue Cécile Vanderstappen dans un article complémentaire à celui que nous relayons aujourd’hui.

Instrumentalisation des aides publiques, atteinte au droit d’asile et aux droits fondamentaux, dérives démocratiques, opacité des processus : les conséquences de l’externalisation des politiques migratoires touchent les personnes exilées autant que les pays tiers considérés comme sûrs et que les pays membres de l’UE.

Notes
Notes
1 https://www.cncd.be/Pour-un-autre-pacte-europeen-sur
2 https://www.cncd.be/IMG/pdf/la-dimension-externe-du-pacte-sur-la-migration-et-lasile.pdf
3 Cette stratégie a débuté dès 1999 avec le Traité européen d’Amsterdam, suivi du sommet de Tampere qui en a consacré les principes.
4 La notion de « pays d’origine sûr » trouve sa base juridique communautaire, en 2005, dans la première Directive « procédure », une notion maintenue au moment de la révision de la directive en 2013.
5 « Un pays est considéré comme un pays d’origine sûr lorsque, sur la base de la situation légale, de l’application du droit dans le cadre d’un régime démocratique et des circonstances politiques générales, il peut être démontré que, d’une manière générale et uniformément, il n’y est jamais recouru à la persécution telle que définie à l’article 9 de la directive 2011/95/UE, ni à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants, qu’il n’y a pas de menace en raison d’une violence aveugle dans des situations de conflit armé international ou interne ». (Annexe I, directive 2013/32/UE relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale).
6 En 2024, la Belgique, considère l’Albanie, la Bosnie-Herzégovine, la Macédoine du Nord, le Kosovo, le Monténégro, la Serbie, l’Inde et la Moldavie comme des pays d’origine sûrs.
7 https://migreurop.org/IMG/pdf/notes_plaidoyer_fr.pdf
8 https://www.epc.eu/en/Publications/Responsibility-sharing-or-shifting&nbsp
9 https://www.amnesty.be/infos/actualites/article/australie-union-europeenne-reproduire-modele-migratoire
10 https://www.rfi.fr/fr/europe/20240720-immigration-l-ue-veut-encore-renforcer-frontex-malgr%C3%A9-l-accumulation-des-critiques-et-des-scandales
11 https://www.cncd.be/Frontex-Droits-humains-en-danger
12 Aucun des États contractants n’expulsera ou ne refoulera, de quelque manière que ce soit, un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques.
13 Citons pour exemples, les accords régionaux entre l’UE et le Niger (2015), la Turquie (2016), la Tunisie, le Liban, l’Égypte et la Mauritanie (2024). S’ajoute à ceux-ci, les accords bilatéraux tels ceux entre la Grèce-Turquie (en 2002), entre l’Italie et la Lybie (2017), entre l’Italie et l’Albanie (2024), entre l’Espagne et le Maroc (1992), la Mauritanie ou le Niger (2024). La Belgique n’est pas en reste et signe des accords de réadmission, des mémorandum d’entente ou des accords techniques en son nom propre et au nom du BENELUX (voir https://www.dekamer.be/kv… 
14 https://actalliance.eu/wp-content/uploads/2021/07/20210701_Insiders-Guide-to-the-Post-Cotonou-Agreement.pdf
15 https://www.lorientlejour.com/article/1371701/lue-signe-un-accord-de-partenariat-pour-74-mds-deuros-avec-legypte-responsable-europeen.html ou https://www.lemonde.fr/afrique/article/2023/07/17/apres-son-accord-avec-la-tunisie-l-union-europeenne-vise-des-partenariats-avec-l-egypte-et-le-maroc_6182346_3212.html
16 Article 13 DUDH « toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien ».
17 https://press.vub.ac.be/une-etude-de-la-vub-ecorne-les-mythes-sur-la-migration-et-lexpulsion#
18 https://www.frontex.europa.eu/media-centre/news/news-release/eu-s-external-borders-in-2022-number-of-irregular-border-crossings-highest-since-2016-YsAZ29