Accord Italie-Albanie | L’Italie recycle sa gestion de l’asile
Cristina del Biaggio
Université Grenoble Alpes & Laboratoire Pactex
6 novembre 2023. La Présidente du Conseil des ministres d’Italie Giorgia Meloni et son homologue albanais Edi Rama annoncent la signature d’un Mémorandum d’entente [1]Redazione ANSA, «Meloni, accordo con Rama prevede 2 centri migranti in Albania», Redazione Ansa, 11.2023. Celui-ci prévoit la mise en place en Albanie, de deux structures, sur des terrains cédés gratuitement à l’Italie, voués à accueillir les exilé·es sauvé·es en Méditerranée par la marine italienne. Seraient exclues de ce transfert les personnes vulnérables et celles secourues par les navires humanitaires.
Une longue histoire
Occupé par l’Italie mussolinienne jusqu’en 1943 avant d’être envahie par l’Allemagne nazie, l’Albanie a vécu sous la férule du dictateur communiste Henver Hoxha de 1946 à 1991. L’homme avait mis en place un système de contrôle totalitaire et de terreur sur sa population. L’Albanie était connue comme la Corée du Nord de l’Europe, avec ses milliers de bunkers et ses frontières fermées. À la chute du régime, en 1991, des milliers d’Albanais ont quitté un pays à la pauvreté abyssale. Aujourd’hui, le pays s’est ouvert mais souffre encore de la corruption.
Le plan prévoit l’établissement – dès novembre 2024 – d’un hotspot dans le port de Shëngjin dédié à l’identification des exilé·es par du personnel italien avec le soutien de Frontex [2]Melting Pot Europa, « L’accordo Italia – Albania e la nuova frontiera dell’esternalizzazione », Kristina Millona, 05.2024; et d’un centre d’examen des demandes d’asile en « procédure accélérée » [3]Melting Pot Europa, «L’accordo Italia-Albania e la nuova frontiera dell’esternalizzazione», Kristina Millona, 05.2024, à Gjadër, dans l’arrière-pays, à une vingtaine de kilomètres du port. Celui-ci fera aussi office de centre de détention. La sécurité et la gestion des centres sera sous juridiction italienne, l’espace extérieur surveillé par les forces de l’ordre albanaises. Capacité d’accueil : 3 000 personnes.
«Personne ne nous a demandé notre avis. Qu’est-ce qu’on a à gagner avec ces camps ?» «Quand je vois les réfugiés aujourd’hui, ça me rappelle ma vie, mon arrivée en Italie».
France Inter, Albanie : Dans les centres de rétention de Meloni, 25 juin 2024
Parmi les voix qui se sont élevées contre ce projet, celle de la Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe qui s’est dite préoccupée [4]Commissioner for Human Rights, Statement “Italy-Albania agreement adds to worrying European trend towards externalising asylum procedures”, 11.2023, Amnesty International qui l’a jugé illégal et inapplicable [5]Amnesty International, “Italy: Deal to detain refugees and migrants offshore in Albania ‘illegal and unworkable’”, 11.2023. Un accord qui «jette les bases de la violation du principe de non-refoulement et de la mise en œuvre de pratiques de détention illégales» [6]Tavolo Asilo e Immigrazione (collectif), « Appello al Parlamento perché non ratifichi il Protocollo Italia-Albania», 11.2023, ajoute le Tavolo Asilo, un réseau qui regroupe différentes associations de défense des droits des personnes exilées. «Historique » rétorque Meloni, qui le définit comme «un modèle pour d’autres nations en matière de gestion des flux migratoires» [7]Profil X de Giorgia Meloni, 11.2023. Elle se dit «fière» que son gouvernement soit le «premier à imaginer une solution de ce type» [8]Idem.
Une « solution » innovante, vraiment ? Ce projet montre au contraire de multiples continuités.
La première est liée à la finalité du projet : l’externalisation de la procédure d’asile – et non seulement l’externalisation des contrôles migratoires [9]Migreurop, «Vidéo sur l’externalisation des politiques migratoires européennes», 06.2023. C’est l’Australie qui, dès 2001, a été pionnière avec sa «Pacific Solution» [10]Voire Chronique Monde, VE 155. En Europe, en 1986 déjà, le Danemark avait pensé créer des centres dans les régions d’origine des réfugié·es [11]Sarah Léonard, Christian Kaunert, 2016, “The extra-territorial processing of asylum claims”, Forced Migration Review. En 1993, les Pays-Bas imaginent la même «solution». À chaque fois sans succès [12]Paolo Cuttitta, 2007, Segnali di confine, Mimesis, p.126.
À partir des années 2000, les propositions se multiplient : le cabinet de Tony Blair évoque des «’zones de protection’ des Nations unies dans leur région d’origine» [13]The Guardian, “Safe havens plan to slash asylum numbers”, Seumas Milne & Alan Travis, 02.2003.. En 2005, le ministre de l’intérieur allemand appelle à la «création d’un centre d’accueil européen en Afrique du Nord» [14]CEPS, “Offshore processing of asylum applications: Out of sight, out of mind?”, Sergio Carrera & Elspeth Guild, 01.2017. La France de Macron imagine des hotspots pour gérer les demandes d’asile en Libye [15]Libération, «Des «hot spots» dans le désert libyen: le mirage de Macron», Mathieu Galtier, 07.2017, au Tchad et au Niger [16]Mediapart, “Macron veut «identifier» les demandeurs d’asile au Tchad et au Niger», Carine Fouteau, 08.2017. De 2018 à 2021, Espagne, Autriche, Danemark, Italie, Allemagne et Grande-Bretagne tentent à leur tour leur chance. En 2022, la Grande-Bretagne réussit presque son coup au Rwanda, jusqu’à l’abandon du projet annoncé en juillet 2024 [17]Le Temps, «Keir Starmer confirme l’abandon du projet d’expulsions de migrants du Royaume-Uni vers le Rwanda», 07.2024.. Entre temps, le « modèle rwandais » avait séduit plusieurs pays : Autriche, Allemagne, Suisse [18]https://asile.ch/2023/11/27/la-suisse-pionniere-dune-externalisation-illegale/ ainsi que le Parti populaire européen [19]The Guardian, “Von der Leyen’s EU group plans Rwanda-style asylum schemes”, Lisa O’Carroll, 03.2024.
La deuxième continuité est (post-)coloniale et marquée par les liens de dépendance de l’Albanie envers l’Italie depuis la fin de l’occupation fasciste (1939-1942). La péninsule est aujourd’hui le premier partenaire commercial de l’Albanie, où pullulent les call centers avec du personnel albanais parfaitement italophone et structurellement souspayé et exploité [20]Radio Blackout, «Accordo Italia – Albania : fra stratificazione coloniale e devozione», 2024.. Un lien historique qualifié d’«amitié» par les deux leaders politiques, qui s’apparente davantage à une «communauté d’intérêts» [21]Melting Pot Europa, “Proteste contro la visita della Presidente Meloni al porto di Shëngjin in Albania”, Alexia Malaj, 06.2024. Politique pour Meloni, et « gage de la bonne volonté » de l’Albanie vis-à-vis de l’Union européenne. Candidate à l’adhésion, elle s’affiche ainsi en « partenaire-clé » dans la mise en œuvre de la politique migratoire des pays européens [22]Migreurop, Communiqué «Protocole d’accord Italie/Albanie sur les migrations: une coopération transfrontière contraire au droit international», 02.2024.
Données sociodémographiques
Capital Tirana
Régime politique République parlementaire unitaire
Président Edi Rama
Ruptures politiques
1912 ▶ indépendance à l’égard
de l’Empire ottoman
1944 ▶ fin de l’occupation allemande
1991 ▶ chute du régime communiste
Langue albanais
Population 2 402 113 hab. (2023)
Baisse de plus de 400 000
habitant·es par rapport aux chiffres
de 2011, due à une faible natalité et
à une émigration massive (INSTAT)
Corruption 98 / 180
(Transparency International)
Demande d’asile
261 personnes ont demandé
l’asile à l’Albanie en 2023 (INSTAT)
Shengjin Gjadër
NB: Depuis la parution de l’article, 12 personnes ont été envoyées au centre de Gjadër, avant d’être rapatriées en Italie sur ordre de la justice italienne. Le gouvernement italien s’est dit déterminé à parvenir à mettre en oeuvre cet accord.
Notes
↑1 | Redazione ANSA, «Meloni, accordo con Rama prevede 2 centri migranti in Albania», Redazione Ansa, 11.2023 |
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↑2 | Melting Pot Europa, « L’accordo Italia – Albania e la nuova frontiera dell’esternalizzazione », Kristina Millona, 05.2024 |
↑3 | Melting Pot Europa, «L’accordo Italia-Albania e la nuova frontiera dell’esternalizzazione», Kristina Millona, 05.2024 |
↑4 | Commissioner for Human Rights, Statement “Italy-Albania agreement adds to worrying European trend towards externalising asylum procedures”, 11.2023 |
↑5 | Amnesty International, “Italy: Deal to detain refugees and migrants offshore in Albania ‘illegal and unworkable’”, 11.2023 |
↑6 | Tavolo Asilo e Immigrazione (collectif), « Appello al Parlamento perché non ratifichi il Protocollo Italia-Albania», 11.2023 |
↑7 | Profil X de Giorgia Meloni, 11.2023 |
↑8 | Idem |
↑9 | Migreurop, «Vidéo sur l’externalisation des politiques migratoires européennes», 06.2023 |
↑10 | Voire Chronique Monde, VE 155 |
↑11 | Sarah Léonard, Christian Kaunert, 2016, “The extra-territorial processing of asylum claims”, Forced Migration Review |
↑12 | Paolo Cuttitta, 2007, Segnali di confine, Mimesis, p.126 |
↑13 | The Guardian, “Safe havens plan to slash asylum numbers”, Seumas Milne & Alan Travis, 02.2003. |
↑14 | CEPS, “Offshore processing of asylum applications: Out of sight, out of mind?”, Sergio Carrera & Elspeth Guild, 01.2017 |
↑15 | Libération, «Des «hot spots» dans le désert libyen: le mirage de Macron», Mathieu Galtier, 07.2017 |
↑16 | Mediapart, “Macron veut «identifier» les demandeurs d’asile au Tchad et au Niger», Carine Fouteau, 08.2017 |
↑17 | Le Temps, «Keir Starmer confirme l’abandon du projet d’expulsions de migrants du Royaume-Uni vers le Rwanda», 07.2024. |
↑18 | https://asile.ch/2023/11/27/la-suisse-pionniere-dune-externalisation-illegale/ |
↑19 | The Guardian, “Von der Leyen’s EU group plans Rwanda-style asylum schemes”, Lisa O’Carroll, 03.2024 |
↑20 | Radio Blackout, «Accordo Italia – Albania : fra stratificazione coloniale e devozione», 2024. |
↑21 | Melting Pot Europa, “Proteste contro la visita della Presidente Meloni al porto di Shëngjin in Albania”, Alexia Malaj, 06.2024 |
↑22 | Migreurop, Communiqué «Protocole d’accord Italie/Albanie sur les migrations: une coopération transfrontière contraire au droit international», 02.2024 |